Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J'avais laissé partir mon père. Pas mon papa, mon petit homme, mon terne, mon hibou d'enfance derrière ses grosses lunettes. Pas celui qui me portait au lit, sa joue contre la mienne, qui nous avais aimés du regard et de la peau. Mais mon père, l'autre. Ce héros sans lumière, ce résistant, ce brave, ce combattant dans son coin d'ombre. J'avais laissé partir cet inconnu, ce soldat, ce déporté. Qui était retourné à la liberté comme on va au silence. J'avais laissé partir une page de notre histoire commune...
Quelque part dans le Nord de la France, au printemps 2003, Marcel Frémaux, le narrateur est contacté par Lupuline, une jeune femme qui aime porter des chaussures rouges. Il l'avait remarqué, bizarrement car il ne la connaissait pas, à l'enterrement de Pierre Frémaux, son père, un ancien résistant.
Après avoir été instituteur puis journaliste pour "La Voix du Nord", Marcel est devenu biographe professionnel jugeant que "toute vie mérite d'être racontée". La jeune femme veut qu'il rencontre son père, un ancien cheminot qui a été résistant et dont le nom de code était Beuzaboc, afin d'écrire sa biographie, enfin plutôt ses mémoires. Elle veut lui faire ce cadeau pour son prochain anniversaire en souvenir des histoires qu'il lui a racontées quand elle était petite. Il accepte car il n'a jamais écrit la biographie d'un résistant et son propre père n'a jamais voulu lui parler de cette période de la guerre.
Tous les mardis les deux hommes se rencontrent. Marcel prend des notes dans son carnet sur la page de droite. Sur la gauche il écrit son ressenti, les émotions de Beuzaboc, son intuition quant aux événements. Il procède toujours ainsi, d'abord il écoute la personne face à lui, puis met en forme les souvenirs et fait lire le texte rédigé au fur et à mesure de sa progression. Ensuite, il s'occupe de faire imprimer l'ouvrage.
Lupuline lui prête le carnet où jeune adolescente elle notait les histoires de son père.
Contrairement à ses habitudes, Marcel va tenter d'en apprendre davantage en posant des questions de plus en plus pressantes et précises au vieil homme qui en prend ombrage.
Petit à petit l'ambiance change totalement entre eux, appesantie par les non-dits et la canicule de l'été 2003...Marcel se met à douter de la véracité de ce que l'ancien résistant lui raconte.
Où est la vérité ? Qui la détient et est-ce bien cela l'essentiel ?
Vous vous en doutez, rédiger cette biographie devient pour Marcel un vrai casse-tête...d'autant plus que son propre père et ses non-dits viennent s'immiscer entre les deux hommes. Marcel a en effet toujours souffert que son père ne veuille rien lui raconter. Il a pourtant été lui-aussi résistant et a été déporté, et inconsciemment Marcel en écoutant le vieil homme, cherche à entendre son propre père. Le vieil homme va le comprendre...
J'ai eu honte. Jamais je ne m'étais posé de telles questions. Le client raconte, le biographe écrit. C'est son devoir, sa fonction, son rôle. Et peu importe si tout est trop beau ou trop calme....
Le biographe est là pour autre chose que pour rapporter les faits. Il existe pour ce que d'autres disent d'eux-mêmes, pour ce qu'ils prétendent de leur vie. Il est là pour offrir à chacun sa part de vrai et sa part d'autre chose.
Ni mensonge, ni falsification, mais promenade en lisière de tout cela à la fois.
C'est une très belle histoire, un peu étrange au départ mais qui au-delà des mots nous parle avec tendresse de la difficulté d'être un héros au temps de la guerre quand on a choisi de se protéger et de tourner les yeux pour ne pas voir l'indicible.
C'est un roman plein de pudeur qui montre bien qu'en chaque enfant sommeille ce héros, ce père idéalisé qui souvent en a rajouté par rapport à la réalité pour voir briller nos yeux d'enfants et notre imagination a fait le reste, a bâti la légende, la légende de nos pères.
L'auteur emploie des mots justes et utilise des phrases courtes, dans des chapitres également courts, pour donner du rythme à cette histoire. Dès le premier chapitre le lecteur est ferré et ne peut plus lâcher le roman. Doit-on porter un jugement sur le vieil homme ? Son attitude entache-t-elle sa famille ? Est-ce un manque de respect pour les vrais Résistants qui ont perdu leur vie, d'avoir menti ?
L'auteur dit qu'il a voulu écrire ce roman car son propre père lui a menti, lui faisant croire qu'il avait été résistant. Le livre est dédié au père de son ami, qui lui, a été réellement résistant et un des chefs du commando Vengeance, dont il est question dans l'histoire. Mais lui, n'a jamais parlé ni raconté sa résistance, ne s'est jamais vanté de ce qu'il avait fait. "J'ai fait ce qu'il fallait" a-t-il dit. Le contraste entre celui qui a fait, et se tait, et celui qui parle mais n'a pas fait, est intéressant et mis en avant dans le roman. On peut sans peine imaginer que l'auteur règle ainsi ses comptes avec son propre père, en brouillant toutefois les pistes, mais il lui rend aussi un bel hommage. Il en reparlera dans d'autres romans.
C'est un très beau roman qui nous questionne sur l'admiration filiale, la transmission familiale, l'image du père, la légende... que chacun d'entre nous avons bâtie autour de nos pères, nos héros, celle qui nous a aidé à grandir et qui, vrai ou pas, est celle que nous gardons au plus profond de nous.
La lecture de ce roman de Sorj Chalandon me permet de clore le challenge proposé par Géraldine. "Lisez votre chouchou" (voir ICI). Merci à elle de l'avoir organisé.
J'en profite aussi pour souhaiter à tous les papas qu'ils soient des héros ou pas, une belle fête des pères et pour avoir une pensée émue pour ceux qui ne sont plus là...
Il n'avait prétendu à rien...
Il avait volé quelques hommes, s'était glissé dans la peau de l'un, le courage de l'autre, la douleur du troisième, pour les ramener tous les trois à la vie. Il n'était pas la somme de ses renoncements, mais l'addition de leurs courages... Il leur rendait hommage. Et toute son existence, jusqu'à son dernier souffle, il se demanderait ce qu'il aurait fait, s'il avait eu deux jambes pour porter ses vingt ans...
Voici mon petit bilan de lecture des œuvres de Sorj Chalandon . Je les ai classé par ordre de lecture et non de parution.
J'ai découvert l'auteur avec :
- le Quatrième mur en 2014, mon préféré entre tous, et puis...
- Mon traître en février 2015, puis...
- Retour à Killybegs en mai 2015, puis...
- Profession du père en 2016 , puis...
- Le Jour d'avant en 2017 et ...
Ensuite, dans le cadre du challenge de Géraldine "Lisez votre chouchou", j'ai eu envie de parfaire ma connaissance de cet auteur en lisant :
- L'enragé en avril 2024,
- Enfant de salaud en septembre 2024,
- Une joie féroce en octobre 2024,
- Le petit Bonzi en décembre 2024,
- Une promesse en mai 2025,
ET enfin...
- La légende de nos pères (publiée aujourd'hui en juin 2025).
J'ai lu également deux BD, adaptées des deux romans éponymes déjà lus précédemment (hors challenge puisque Géraldine n'acceptait pas les BD même adaptées des romans déjà lus).
- Mon traitre / BD
- Retour à Killybegs / BD
Si je compare avec la bibliographie officielle de l'auteur, il ne me reste plus qu'à découvrir : "Notre revanche sera le rire de nos enfants : reportages Irlande, Libération" (1977-2006), Black-star Éditions, un livre paru en 2022 qui est malheureusement totalement inconnu de mes deux médiathèques et que je n'envisage pas d'acheter.
Bien entendu, je continuerai à découvrir ses prochaines publications. C'est un auteur que j'aime beaucoup vous vous en doutez puisque je l'ai choisi !
Il était où ton papa ? Inconnu au bataillon des braves. Nulle part. Ni dans les livres, ni sur la pierre des monuments. Il commandait tes rêves dans ta chambre d'enfant. Tu étais son soldat, son témoin pour demain. Tu étais à toi seule ses foules libérées, ses drapeaux agités, ses médailles, ses honneurs. Il n'avait que toi, petite fille. Avec toi, il rêvait. Il résistait. Il avait une vie d'homme.