Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
L'histoire se déroule dans les années 60, dans une petite ville de province.
Emile a douze ans et fréquente le collège du quartier. Il est très isolé car ses parents n'ont pas d'amis et aucun membre de la famille ne vient jamais les voir : même les grands-parents ne sont jamais venus chez eux et en plus maintenant, Emile n'a plus le droit d'aller tous les jeudis comme avant, passer la journée avec eux.
En fait, personne n'a le droit de leur rendre visite, même ses camarades de classe ou ses voisins : le père ne le permet pas.
Un jour de rentrée des classes comme les autres, Emile ne peut remplir la fiche demandée par l'enseignante : il ne sait pas quel métier exerce son père. Depuis toujours, celui-ci lui raconte des histoires sur sa vie présente et passée. Est-il pasteur, footballeur professionnel, parachutiste, champion de judo, ou conseiller particulier du Général De Gaule ?
Rien de tout ça...en fait il est agent secret.
Vous l'aurez compris le père est un affabulateur, un manipulateur, un mythomane quoi, mais ça dans la famille, personne ne le sait et Emile en tous cas est trop jeune pour le comprendre.
Prenant tout à coeur, se sentant personnellement trahi par le Général de Gaule, André le père, décide de transformer Émile en petit soldat chargé d'abattre le général, ordre de Ted, le soi-disant parrain d'Emile (dont celui-ci n'a jamais entendu parler jusqu'à présent) qui doit quitter l'Amérique pour revenir en France et rejoindre l'OAS.
Pour cela il faut de l'entraînement...et le père ne manque pas d'idée.
Le jeune Emile aura de nombreuses missions : porter des lettres de menaces la nuit jusque dans un quartier éloigné, se servir d'un talkie-walkie devant témoins en plein parc public, charger un pistolet, pratiquer des inscriptions sauvages à la craie sur les murs.
Mais aussi un entraînement physique incessant malgré l'obligation de se lever pour le collège le lendemain matin : réveil à 3 heures du matin pour faire des pompes, haltères de plus en plus lourdes et coups de ceinture, martinet, coups de pied...pour mieux apprendre à se battre.
Emile prend son rôle très au sérieux et arrive même à se faire aider par un petit nouveau qui terrorise tout le collège.
Le père lui fait croire qu'il est suivi, semant la peur dans son âme fragile d'adolescent. Emile est très perturbé et travaille mal en classe. Il est fatigué, anxieux, mal dans sa peau. Il a tour à tour, peur de son père puis l'instant suivant, il ressent une admiration sans borne pour celui qui au fond lui fait vivre beaucoup d'aventures, tout en le détournant de la réalité et de sa scolarité.
Lorsqu'il n'en peut plus, Emile s'évade en dessinant ce qui lui a valu le surnom moqueur de Picasso.
La mère ne dit jamais rien sauf quand le père est en colère et le bat trop fort. D'ailleurs elle n'a pas droit à la parole. Elle console l'enfant en lui disant "tu sais comment est ton père" sans réellement prendre parti contre son mari. Emile est battu pour ses mauvaises notes, parce qu'il n'a pas fait ce qu'on lui a demandé et bien trop souvent... sans raison.
Le père fait la loi, un point c'est tout.
Mon avis
Ce roman a reçu le Prix du Style 2015.
Encore une fois Sorj Chalandon nous livre des éléments de son passé mais certains éléments seulement. Cette part autobiographique donne encore plus de force à l'indicible, empêchant du même coup le récit de tomber dans le pathos, ce que ne manquerait pas de faire un simple témoignage.
Cette fois il s'agit du bouleversant récit de la folie d'un père, folie qui marquera l'enfance et la vie d'adulte du jeune Emile à jamais. Un père fou qui invente chaque jour sa vie à partir des faits réels, mais qui tranforme la réalité pour qu'il en soit toujours le héros.
C'est l'histoire d'une famille tyrannisée par le père qui s'enfonce peu à peu dans sa folie sans que personne ne puisse rien faire pour lui.
C'est l'histoire d'une femme qui se tait parce qu'elle se replie sur elle-même, bien qu'elle travaille à l'extérieur, qui a peur et ne veut surtout pas voir ce qui se passe autour d'elle. Une femme et une mère qui accepte tout de celui qu'elle aime et adhère en silence à toutes les histoires qu'il raconte. Elle qui est avant tout une victime de cette violence psychologique et physique qui se joue dans la famille, devient par sa soumission, la complice du père.
C'est surtout l'histoire d'un enfant maltraité, un enfant qui voit son père comme un héros et croit tout ce qu'il raconte, puis qui, lorsqu'il se met à douter, n'ose en parler à personne de peur d'être encore battu, privé de dîner pendant une semaine ou tout simplement enfermé dans l'armoire.
Mais c'est aussi l'histoire d'un amour impossible entre un enfant qui aime son bourreau, comme tous les enfants maltraités et un père qui ne sait pas aimer parce que sa maladie ne lui permet que de livrer une guerre psychologique sans fin et rien d'autre.
Le regard de l'enfant sur une réalité qui le dépasse et qu'il ne peut à aucun moment comprendre est totalement bouleversant. L'émotion est au rendez-vous. Elle surgit au détour d'une phrase, parfois en décalé, lorsqu'on croit que les faits racontés ont fini de se dérouler.
Le contexte de l'époque est également marquant : les débuts de la guerre d'Algérie dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui, les traumatismes de l'exil qui n'ont jamais été pris en compte à l'époque.
Au milieu du livre, j'ai eu soudain comme un trop plein de cette histoire, j'ai eu envie de poser quelques jours le livre sans l'ouvrir. Puis je l'ai repris car je voulais savoir ce que devenait le petit Emile.
Puis dans la seconde partie du livre, qui se passe presque 30 ans après, le lecteur reprend son souffle et retrouve Emile, adulte, meurtri certes mais capable d'assumer sa vie toujours bâtie sur une profonde blessure, toujours prête à s'ouvrir à nouveau au moindre faux pas.
Comment devenir adulte quand on a vécu la maltraitance ?
Peut-on se relever d'une enfance blessée et d'un père destructeur ?
Quelques extraits
"Jamais tu ne parleras, ni ne donneras le nom de tes chefs !"
Mon père devant moi, jambes écartées et béret para sur la tête. J'étais à genoux. Mes chefs ? Quels chefs ? J'étais terrifié. Je voulais rester à la maison, ne pas aller en prison, retourner en classe, aider ma mère pour la soupe du dimanche...Je ne voulais pas qu'on me fasse du mal." p. 37
"Agent secret.
J'ai regardé mon père. Depuis toujours, je me demandais, ce qui n'allait pas dans notre vie. Nous ne recevions personne à la maison, jamais. Mon père l'interdisait. Lorsqu'on sonnait à la porte, il levait la main pour nous faire taire. Il attendait que l'autre renonce, écoutait ses pas dans l'escalier. Puis il allait à la fenêtre, dissimulé derrière le rideau, et le regardait victorieusement s'éloigner dans la rue." p. 57
"Je me suis caché. Caché de lui. Je n'avais rien à faire là. J'avais désobéi. J'ai eu peur de me faire prendre. Pas par la police, par mon père. Je suis reparti en sens inverse. J'ai ouvert la lettre en marchant. Je ne sais pas pourquoi. L'enveloppe contenait une coupure de papier journal..." p. 68
"J'ai passé la journée dans ma chambre. Avec ordre de marcher. Ni m'asseoir, ni m'allonger, marcher. Et j'ai marché.
- "C'est le régime des enfants de troupe", disait mon père.
Dix fois, il a ouvert violemment la porte pour me surprendre. Mais je marchais...Je n'étais pas en colère. Je marchais parce qu'il le fallait..."
p .173
"Je n'ai pas ouvert la lettre qu'il m'a envoyée neuf mois plus tard, pour Noël. Mon nom, mon adresse sur l'enveloppe, avec le mot France souligné de rouge. Ni celle reçue pour mes quarante-sept ans. je rangeais désormais ses enveloppes fermées. J'avais peur de lire. Mal aussi." p.257
"L'appareil s'est arrêté. J'ai revu ma mère, tout à l'heure sur le pas de sa porte. Sa silhouette fragile, ses cheveux gris sans apprêt, son manteau rouge vie.
Ma mère, rescapée sans colère, sans aigreur, sans rancune.
Elle avait tranquillement effacé son mari." (p.315)