Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je m'évadais.
Des centaines de fois j'avais rêvé à l'odeur de cette fumée noir et grise, aux grains de charbon qui crissent sous la dent, au hurlement de la sirène, aux haussières, soulevées les unes après les autres des crochets de quai. Au curieux, massés sur la rive, qui saluent les mains tendues et les chapeaux levés.
Le bateau a bougé. J'ai regardé la citadelle, les bâtiments de la colonie, au loin la criée, les entrepôts, les maisons des pêcheurs. Dix ans,..., presque dix ans jour pour jour cerné par l'océan. Dont sept années emmuré.
Nous sommes en 1934 à Belle-île-en-mer dans le Morbihan. Nous entrons dans une maison de redressement, un centre d'éducation surveillé, une colonie pénitentiaire ou un bagne pour enfants, appelez cet endroit comme vous le voulez, c'est le centre de Haute-Boulogne...
L'adolescent que certains surnomment "la Teigne" est encore mineur et subit depuis des années, comme tous ses camarades, des violences et des humiliations incessantes de la part des gardiens censés les éduquer.
Le soir du 27 août 1934, une révolte éclate après que le jeune Camille Loiseau, qui subit les brimades les plus fortes malgré son jeune âge, et qui a été surnommé "mademoiselle" par les gardiens qui abusent de lui, ait osé manger son fromage avant l'entrée ce qui était formellement interdit. Les adolescents n'en peuvent plus de travailler, d'avoir faim, d'être enfermés au cachot, de subir des maltraitances de toutes sortes et d'être obligés d'obéir dans l'instant, avec la menace toujours bien présente d'être envoyés dans un centre encore plus dur.
Ils sont là parce qu'ils ont simplement volé des fruits ou du pain parce qu'ils avaient faim. La plupart sont orphelins ou ont été abandonnés par leur famille.
Pendant la révolte, beaucoup en profitent pour s'enfuir mais pour aller où, ils sont sur une île et toutes les issues sont surveillées de près. Très vite, une véritable "traque à l'enfant" s'organise car les gendarmes ont offert 20 fr pour chacun des enfants capturé, et même les touristes se sont joints aux recherches car cela représente une belle somme pour l'époque, le prix de 4 miches de pain de 3 kg.
Parmi les 56 enfants du centre qui se sont enfuis, tous seront retrouvés sauf un, Jules Bonneau. C'est l'histoire de ce jeune homme encore mineur au moment des faits que nous raconte l'auteur.
Caché au fin fond d'un bateau de pêche qu'il comptait voler, il va être recueilli par Ronan, le patron, qui au péril de sa famille et de sa vie, va décider de l'intégrer dans son équipage en tant que mousse, en le faisant passer dans un premier temps pour son neveu. Mais il devra avouer la vérité à ses marins, d'autant plus que Sophie, sa femme, n'est rien d'autre que l'infirmière du centre de détention, et qu'elle sait très bien ce que les gardiens font subir quotidiennement aux jeunes.
Jules va devoir apprendre à faire confiance, à laisser derrière lui la violence (la rage !) qui l'habite, à oublier l'abandon de sa mère et le manque d'amour, le rejet de ses grands-parents, la défection de son père...et la vie qu'il a eu jusqu'à présent.
Nous ne nous devions rien. Mais à sa manière, chacun protégeait l'autre. Une alliance de survie. Presque une amitié.
Jamais de ma vie je n'avais pensé au mot "ami". Jamais je ne l'avais employé pour personne. Je suis né sans proches, ni parents ni amis. Ni les baisers d'une mère, ni les ordres d'un père. Pas non plus d'enfant à mes côtés, de copain à l'école, de camarade de jeux...
Que savez-vous de la faim, Messieurs de la Justice ? Et du froid ? Avez-vous déjà eu des semelles en carton pour masquer le trou de vos chaussures ? Savez-vous la honte d'un pantalon troué ? Savez-vous la douleur des nuits sans parents ?
Personne n'en sait rien. Personne, jamais, ne parlera de cette solitude. De cette misère. De l'immensité d'une nuit sans toit lorsqu'on dort sous le ciel. De la rosée du matin, qui perle sur la veste d'un pauvre.
Je respectais le médecin, je l'estimais elle-aussi. Mais Bonneau ne devait pas trahir La Teigne. Je n'ai pas droit aux sentiments. Les sentiments c'est un océan, tu t'y noies. Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid, même au seuil de la nuit cellulaire, lorsque l'obscurité dessine le souvenir de ta mère dans un recoin. Rester droit...
L'auteur s'est inspiré d'une histoire vraie pour écrire son roman, il s'est mis dans la peau de ce jeune homme encore mineur et des personnes croisées sur sa route.
Heureusement, le lecteur comme notre jeune homme au milieu de ces faits de violences gravissimes, va rencontrer de belles personnes, de la générosité et des mains tendues.
L'histoire est révoltante et les propos bouleversants, comment ne pas être en effet touchés en plein coeur par la vie de ses jeunes "délinquants" maltraités, qui déjà qu'ils n'ont jamais connu l'amour d'une famille, doivent subir la violence de ceux qui sont là pour les éduquer et les guider vers l'âge adulte. A la place, ils sont exploités, humiliés et violentés, vivent dans le dénuement le plus total et la faim, et ils sont mis au cachot à la moindre rebellion, parfois suite à un simple regard jugé irrespectueux.
Le lecteur ne peut lâcher le livre tant qu'il n'a pas terminé la dernière phrase, lu la dernière lettre, et l'épilogue. Je vous invite d'ailleurs à ne surtout pas chercher à savoir par avance ce qui adviendra du jeune Jules.
L'auteur qui a lui même vécu une enfance traumatisante (je dois absolument lire son livre intitulé "enfant de salaud" à ce sujet) n'a eu aucun mal à se mettre dans la peau du jeune Jules. Son récit est un cri de révolte qui bouscule le lecteur tant il sent le vécu et le lecteur ne peut que s'attacher à ce jeune homme et aux belles personnes qui vont l'aider à se cacher, à se reconstruire, à desserrer les poings et à tenter de se libérer de son trop plein de rage.
En parallèle, l'auteur replace l'histoire dans le contexte de l'époque, la guerre d'Espagne, la montée du nazisme et des "Croix de feu" en France, la résistance des pêcheurs bretons, la société de l'époque et sa notion de bien et de mal.
Pour info, ce centre a réellement existé et a fermé ses portes en 1977. Avant de devenir une colonie pénitentiaire, on y détenait des Communards, puis ensuite vers 1880, le centre est devenu un centre de détention pour mineur. Les plus jeunes n'avaient que 12 ans. L'auteur s'est sérieusement documenté sur le fonctionnement de ce centre avant d'écrire ce roman.
Jacques Prévert présent sur l'île au moment des faits sera scandalisé par la traque et écrira un poème « La Chasse à l’enfant ».
Marcel Carné en fera un film en 1947...intitulé "La fleur de l'âge" qui restera inachevé.
C'est un livre marquant ! L'auteur a une écriture forte et percutante, à la fois sensible, pudique et tellement juste. Il nous raconte cette histoire qui fait écho à sa propre vie et dont on ne sort pas indemnes, pour que nous n'oubliions pas qu'il n'y a pas si longtemps que cela en France, on résolvait les problèmes d'éducation en enfermant des enfants dans des bagnes.
Le haut mur d'enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n'a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l'océan. C'est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L'océan, c'est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.
Après avoir lu ce livre, j'ai décidé que Sorj Chalandon serait mon auteur chouchou pour l'année à venir.
De lui j'ai déjà lu et présenté sur le blog :
- Le quatrième mur présenté ICI,
- Mon traitre présenté ICI,
- Retour à Killybegs présenté ICI,
- Profession du père, présenté ICI et
- Le jour d'avant, présenté ICI.
Avec "L'enragé" présenté aujourd'hui, cela fait donc six romans de cet auteur que je lis et six découvertes bouleversantes.
Il m'en reste encore autant à découvrir. Ils sont présents en médiathèque ou parus en poche. Cela me permettra donc de participer au challenge chez Géraldine, un challenge intitulé "Lisez votre chouchou", sans prise de tête comme je les aime puisque les lectures peuvent s'étaler jusqu'en août 2025. Voir les modalités ICI pour ceux qui aiment lire et que cela intéresse. J'ai donc tout mon temps pour continuer à découvrir à petite dose cet auteur que j'aime vraiment beaucoup.