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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

L'enragé / Sorj Chalandon

Grasset, 2023

Grasset, 2023

Je m'évadais.
Des centaines de fois j'avais rêvé à l'odeur de cette fumée noir et grise, aux grains de charbon qui crissent sous la dent, au hurlement de la sirène, aux haussières, soulevées les unes après les autres des crochets de quai. Au curieux, massés sur la rive, qui saluent les mains tendues et les chapeaux levés.
Le bateau a bougé. J'ai regardé la citadelle, les bâtiments de la colonie, au loin la criée, les entrepôts, les maisons des pêcheurs. Dix ans,..., presque dix ans jour pour jour cerné par l'océan. Dont sept années emmuré.

Nous sommes en 1934 à Belle-île-en-mer dans le Morbihan. Nous entrons dans une maison de redressement, un centre d'éducation surveillé, une colonie pénitentiaire ou un bagne pour enfants, appelez cet endroit comme vous le voulez, c'est le centre de Haute-Boulogne...

L'adolescent que certains surnomment "la Teigne" est encore mineur et subit depuis des années, comme tous ses camarades, des violences et des humiliations incessantes de la part des gardiens censés les éduquer.

Le soir du 27 août 1934, une révolte éclate après que le jeune Camille Loiseau, qui subit les brimades les plus fortes malgré son jeune âge, et qui a été surnommé "mademoiselle" par les gardiens qui abusent de lui, ait osé manger son fromage avant l'entrée ce qui était formellement interdit. Les adolescents n'en peuvent plus de travailler, d'avoir faim, d'être enfermés au cachot, de subir des maltraitances de toutes sortes et d'être obligés d'obéir dans l'instant, avec la menace toujours bien présente d'être envoyés dans un centre encore plus dur.

Ils sont là parce qu'ils ont simplement volé des fruits ou du pain parce qu'ils avaient faim. La plupart sont orphelins ou ont été abandonnés par leur famille.

Pendant la révolte, beaucoup en profitent pour s'enfuir mais pour aller où, ils sont sur une île et toutes les issues sont surveillées de près. Très vite, une véritable "traque à l'enfant" s'organise car les  gendarmes ont offert 20 fr pour chacun des enfants capturé, et même les touristes se sont joints aux recherches car cela représente une belle somme pour l'époque, le prix de 4 miches de pain de 3 kg. 

Parmi les 56 enfants du centre qui se sont enfuis, tous seront retrouvés sauf un, Jules Bonneau. C'est l'histoire de ce jeune homme encore mineur au moment des faits que nous raconte l'auteur. 

Caché au fin fond d'un bateau de pêche qu'il comptait voler, il va être recueilli par Ronan, le patron, qui au péril de sa famille et de sa vie, va décider de l'intégrer dans son équipage en tant que mousse, en le faisant passer dans un premier temps pour son neveu. Mais il devra avouer la vérité à ses marins, d'autant plus que Sophie, sa femme, n'est rien d'autre que l'infirmière du centre de détention, et qu'elle sait très bien ce que les gardiens font subir quotidiennement aux jeunes. 

Jules va devoir apprendre à faire confiance, à laisser derrière lui la violence (la rage !) qui l'habite, à oublier l'abandon de sa mère et le manque d'amour, le rejet de ses grands-parents, la défection de son père...et la vie qu'il a eu jusqu'à présent. 

Nous ne nous devions rien. Mais à sa manière, chacun protégeait l'autre. Une alliance de survie. Presque une amitié.
Jamais de ma vie je n'avais pensé au mot "ami". Jamais je ne l'avais employé pour personne. Je suis né sans proches, ni parents ni amis. Ni les baisers d'une mère, ni les ordres d'un père. Pas non plus d'enfant à mes côtés, de copain à l'école, de camarade de jeux...

Que savez-vous de la faim, Messieurs de la Justice ? Et du froid ? Avez-vous déjà eu des semelles en carton pour masquer le trou de vos chaussures ? Savez-vous la honte d'un pantalon troué ? Savez-vous la douleur des nuits sans parents ?
Personne n'en sait rien. Personne, jamais, ne parlera de cette solitude. De cette misère. De l'immensité d'une nuit sans toit lorsqu'on dort sous le ciel. De la rosée du matin, qui perle sur la veste d'un pauvre.

Je respectais le médecin, je l'estimais elle-aussi. Mais Bonneau ne devait pas trahir La Teigne. Je n'ai pas droit aux sentiments. Les sentiments c'est un océan, tu t'y noies. Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid, même au seuil de la nuit cellulaire, lorsque l'obscurité dessine le souvenir de ta mère dans un recoin. Rester droit...

L'auteur s'est inspiré d'une histoire vraie pour écrire son roman, il s'est mis dans la peau de ce jeune homme encore mineur et des personnes  croisées sur sa route.

Heureusement, le lecteur comme notre jeune homme au milieu de ces faits de violences gravissimes, va rencontrer de belles personnes, de la générosité et des mains tendues. 

L'histoire est révoltante et les propos bouleversants, comment ne pas être en effet touchés en plein coeur par la vie de ses jeunes "délinquants" maltraités, qui déjà qu'ils n'ont jamais connu l'amour d'une famille, doivent subir la violence de ceux qui sont là pour les éduquer et les guider vers l'âge adulte. A la place, ils sont exploités, humiliés et violentés, vivent dans le dénuement le plus total et la faim, et ils sont mis au cachot à la moindre rebellion, parfois suite à un simple regard jugé irrespectueux. 

Le lecteur ne peut lâcher le livre tant qu'il n'a pas terminé la dernière phrase, lu la dernière lettre, et l'épilogue. Je vous invite d'ailleurs à ne surtout pas chercher à savoir par avance ce qui adviendra du jeune Jules. 

L'auteur qui a lui même vécu une enfance traumatisante (je dois absolument lire son livre intitulé "enfant de salaud" à ce sujet) n'a eu aucun mal à se mettre dans la peau du jeune Jules. Son récit est un cri de révolte qui bouscule le lecteur tant il sent le vécu et le lecteur ne peut que s'attacher à ce jeune homme et aux belles personnes qui vont l'aider à se cacher, à se reconstruire, à desserrer les poings et à tenter de se libérer de son trop plein de rage. 

En parallèle, l'auteur replace l'histoire dans le contexte de l'époque, la guerre d'Espagne, la montée du nazisme et des "Croix de feu" en France, la résistance des pêcheurs bretons, la société de l'époque et sa notion de bien et de mal. 

Pour info, ce centre a réellement existé et a fermé ses portes en 1977. Avant de devenir une colonie pénitentiaire, on y détenait des Communards, puis ensuite vers 1880, le centre est devenu un centre de détention pour mineur. Les plus jeunes n'avaient que 12 ans. L'auteur s'est sérieusement documenté sur le fonctionnement de ce centre avant d'écrire ce roman.

Jacques Prévert présent sur l'île au moment des faits sera scandalisé par la traque et écrira un poème « La Chasse à l’enfant ». 

Marcel Carné en fera un film en 1947...intitulé "La fleur de l'âge" qui restera inachevé.

C'est un livre marquant ! L'auteur a une écriture forte et percutante, à la fois sensible, pudique et tellement juste. Il nous raconte cette histoire qui fait écho à sa propre vie et dont on ne sort pas indemnes, pour que nous n'oubliions pas qu'il n'y a pas si longtemps que cela en France, on résolvait les problèmes d'éducation en enfermant des enfants dans des bagnes. 

Le haut mur d'enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n'a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l'océan. C'est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L'océan, c'est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.

Après avoir lu ce livre, j'ai décidé que Sorj Chalandon serait mon auteur chouchou pour l'année à venir. 

De lui j'ai déjà lu et présenté sur le blog :

- Le quatrième mur présenté ICI,

- Mon traitre présenté ICI,

- Retour à Killybegs présenté ICI,

- Profession du père, présenté ICI et 

- Le jour d'avant, présenté ICI

Avec "L'enragé" présenté aujourd'hui, cela fait donc six romans de cet auteur que je lis et six découvertes bouleversantes. 

Il m'en reste encore autant à découvrir. Ils sont présents en médiathèque ou parus en poche. Cela me permettra donc de participer au challenge chez Géraldine, un challenge intitulé "Lisez votre chouchou", sans prise de tête comme je les aime puisque les lectures peuvent s'étaler jusqu'en août 2025. Voir les modalités ICI pour ceux qui aiment lire et que cela intéresse. J'ai donc tout mon temps pour continuer à découvrir à petite dose cet auteur que j'aime vraiment beaucoup. 

Bonnes lectures !

Bonnes lectures !

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B
un auteur que je ne connais pas, merci pour la découverte, c'est marrant je n'avais jamais entendu son nom et là, en l'espace de 48 heures, tu es la 2e personne à l'évoquer .... bises, bonne journée
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S
De lui j'ai lu le jour d'avant et j'avais beaucoup aimé quoique bien tragique! Je lirai bien celui dont tu parles, c'est terrible de savoir que de tels établissements existaient ! Bises à toi et bonne semaine.
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F
Une telle maltraitance nous place aux antipodes de mon dernier article où il est question de compassion.<br /> <br /> Oui j'ai souvenance que de tels établissements pour enfants déshérités de la vie, existaient encore dans les années 60, colonies pénitentiaires où les "matons" pouvaient être de véritables bourreaux d'enfants. Quand l'éducation spécialisée s'est mise en place à la fin des années 50, ces établissements appelés aussi "Maisons de correction" devinrent des institutions foyers d'accueil où le personnel encadrant devait être formé pour accompagner ces jeunes. Les professions d'éducateurs spécialisés, d'éducateurs jeunes enfants, répondaient à ces besoins et résultaient d'une formation spécifique sanctionnée par un diplôme d’État. <br /> En 1965, à mes débuts d'éducateur, encore stagiaire, j'ai travaillé deux mois dans une "Maison d'enfant" à Montfort-l'Amaury en région parisienne où étaient accueillis là beaucoup d'enfants abandonnés, orphelins, désignés ensuite comme "cas sociaux".<br /> <br /> C'est à cette même époque que Guy Gilbert Prêtre va se révéler comme éducateur de rue ... le prêtre des loubards... <br /> Ainsi entre ce qu'il faut d'humanité dans ces établissements pour éduquer et rééduquer ces malheureux enfants de façon convenable.<br /> <br /> Jules Bonneau ici "l'enragé", en lisant ce compte-rendu de lecture, un moment j'ai pensé à l'anarchiste chef de bande de malfaiteurs révoltés qui sévissait dans les années 10, mais ce n'est pas la même orthographe (Bonnot) ni la même époque.<br /> <br /> Suite à ta présentation Je lirai volontiers ce roman.<br /> Amitiés.
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G
Ce que je trouve terrible, c'est que ces dernières années, via les médias ou la littérature, on découvre que de tels faits se sont répandus un peu partout, notamment au Canada, en Irlande etc..
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G
Merci pour ta participation et ton billet.<br /> Quant à ce roman, trop dur pour moi. J'ai lu beaucoup de Chalandon, jusqu'à un moment où je me suis dit qu'il était trop anxiogène pour moi. je m'en suis donc éloignée pour un temps. On verra plus tard.
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S
J'ai la version audio de ce roman depuis un bout de temps mais je n'arrive pas à m'y mettre. en fait, j'ai lu "Mon traître" et j'ai été bien déçue donc je traîne la patte pour passer à nouveau plusieurs heures avec Chalandon.
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M
Ce sont malheureusement des situations qui ont existees. C'etait déjà une épreuve pour l'enfant d'etre rejeté par ses parents, mais il y avait parfois parmi les adultes censé les aider, des brimades, des moqueries voire des coups. Merci pour le partage Man0u. Quant à moi j'ai luVisions nouvelles sur Jules Verne, tres interessant il y a non seulement l'auteur mais tous les lettrés qui'il cotoyait et les cinq personnes que j'ai rencontrées la_haut de Mitch Albom une relecture... belle journée...j'attends le printemps. Bisous
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E
Bonjour Manou. Moi aussi j'ai beaucoup aimé ce roman poignant. Je te conseille "Une joie féroce". Je vais lire Le 4ème mur. Bonne journée et bisous
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M
Je compte lire tous ceux que je n'ai pas encore lu, "une joie féroce" fait donc partie de ma liste :) Je viendrai (re)lire ta chronique...bisous et bon jeudi
C
comme ce livre doit être poignant mais passionnant, je le note, merci de tes présentations et avis toujours formidables<br /> bonne journée<br /> bisous<br /> patricia
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C
un sujet sombre que celui que tu nous proposes, pas sure d'avoir envie de lire ce genre de livres pour le moment, je suis plutot dans ma période, livre de détente....bises.celine
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G
Un auteur que j'ai eu la chance de rencontrer plusieurs fois, que j'aime beaucoup, mais que j'avais cessé de lire pour son aspect un peu trop sombre.<br /> Mais celui-ci j'ai très envie de le lire.
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M
C'est vrai que ses romans sont souvent durs mais je le trouve bouleversant. Quelle chance tu as eu de pouvoir le rencontrer ! c'est vraiment une belle personne.
P
Oh oui ! c'est un livre marquant ! Moi qui oublie très vite mes lectures, je ne suis pas encore remis de celle-là. Je dois dire que j'ai trouvé la première partie vraiment trop dure et violente. Je n'aurais pas pu tenir ce rythme jusqu'au bout. Heureusement la deuxième partie permet de se remettre un peu de ses émotions !
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M
C'est vrai cela a été pareil pour moi et je n'ai plus pu rien lire pendant plusieurs jours, ce n'est pas de moi !
L
Merci pour cette découverte bouleversante. Bisous
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V
Oh quel bon choix d'auteur chouchou !! J'ai quasi tout lu de lui et s'il m'a déçue pour ses deux avant-dernières publications (j'ai beaucoup aimé L'enragé), j'ai toujours tout adoré. Je te conseille le moins connu : Le Petit Bonzi, son 1er roman.
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M
Je comptais justement commencé par le commencement :) J'ai noté tout ce qui me reste à lire et tant pis si dans ce qui reste il y en a que j'aime moins...je compte vraiment explorer ce qui me reste à lire d'abord et éventuellement en relire...
Z
bonjour a toi<br /> un tres bon article et une belle decouverte niveau roman merci bien<br /> tres bon debut soiré bisous
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M
Merci pour ton passage ici. J'ai vu que tu étais passionnée par la musique :) Bonne journée
R
Je verrais plus tard Manou merci...Bisous bon mercredi
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J
Bonjour Manou<br /> Oh que ce livre doit être poignant.<br /> Il faudrait que je note le titre sur mon bloc pour l'acheter dès que possible.<br /> Bonne lecture.<br /> Bon après midi<br /> Bisou<br /> Jossy
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J
Bonjour Manou, oh ! Second livre de Sorj Chalandon dont tu parles . J'ai appris aussi qu'il est membre de la rédaction du Canard enchaîné et j'avoue qu'en plus de ton billet sur "L'enragé" cela m'intrigue de plus en plus . Sitôt ma lecture de "La Peste" d'Albert Camus terminée , je le dévore .
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M
C'est vraiment un auteur à connaitre, j'en ai déjà lu beaucoup de lui et je compte continuer durant l'année à venir à découvrir ses premiers romans et ceux plus récents que je n'ai pas lu, souvent parce qu'il est pris d'assaut à la médiathèque :) Tu dois te régaler de lire la peste, je l'ai relu il n'y a pas très longtemps, une oeuvre déjà lu dans ma jeunesse...
C
bonjour<br /> en lisant ton article je comprends mieux le pourquoi de ce titre coupé en 2 , chose que je trouvais étrange au début.<br /> Bonne journée
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M
Bien vu tu as tout compris ! Une vrai détective :) Bisous et une bonne journée
M
Bonjour Manou,<br /> je l'ai sur ma liseuse mais pas encore lu.<br /> Bisous.<br /> Bon après-midi,<br /> Mo
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M
Il attendra le bon moment pour toi...bisous et belle journée