Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Les disparitions déchirent les vivants, qui restent accrochés à l'espoir d'un retour possible, une attente terrible qui les maintient en vie alors qu'elle les empêche de vivre. Connait-on chose plus douloureuse ? Connait-on plus grande perversité ?
Voici une réédition du livre de Marion Guénard précédemment paru en 2022. Entre temps, ce roman a obtenu le Prix des Zonta Clubs de France en 2023, un prix que je ne connaissais pas et qui récompense un premier roman dont le sujet tourne autour des droits des femmes et d'un monde plus égalitaire. Vous pouvez en apprendre davantage sur les Zonta Clubs en cliquant ICI
Le roman est réédité à présent toujours aux Editions de l'Aube, que je remercie pour l'envoie de ce service de presse, dans la collection MIKROS/ Littérature qui réédite les livres en format semi-poche.
Elle remonte le fil de ces dernières années à la recherche du dernier moment où elle s'est sentie vivante. Ce passé récent lui apparait comme une coulée de boue. Rien ne dépasse. Tout a rétréci par la force du temps, les émotions entières et brûlantes de la jeunesse, les absurdités du monde, l'urgence et la nécessité de se réaliser pleinement. Son visage ne s'empourpre plus jamais. Les injustices glissent sur elle. Elle essaie de retrouver le temps où elle ne mettait pas l'avenir en liste de choses à faire mais où il s'exprimait en possibles et en rêves.
L'ivresse déliant leur esprit, ils dressaient le portrait de leur Égypte idéale, un pays où l'autoritarisme, la violence, la pauvreté, le patriarcat n'auraient pas le droit de cité. Ils rêvaient d'une société où le savoir, la science et les arts seraient élevés au rang de première nécessité. Ils s'imaginaient un futur à eux.
C'est un roman qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Il nous raconte la vie et le ressenti de deux femmes qui vivent chacune dans un pays différent mais sont reliées par leurs origines égyptiennes et une même cause, le retour de la liberté dans leur pays.
Mariam vit à Paris, ses parents sont des immigrés égyptiens, venus en France il y a des années. Mariam est devenue avocate, elle est mariée et a deux adorables petits filles. Malgré un emploi du temps bien chargé, elle ne se plaint pas de sa vie actuelle même si parfois des regrets pointent dans ses pensées. Elle ne s'épanche pas facilement et garde tout pour elle. Ce qu'elle sait, c'est qu'elle aimait les étés qu'elle passait en Égypte auprès de sa grand-mère, mais le jour où celle-ci est décédée, son père a coupé tout lien avec son pays d'origine.
Un jour, Antoine son mari, découvre à la cave une boîte oubliée qui contient des carnets écrits par Mariam durant sa jeunesse. Captivé, il se plonge avec ravissement dans le récit de la vie et des désirs de cette jeune femme qui lui semble inconnue et que pourtant il a rencontré peu après. Taquin, dès le soir, il questionne Mariam à leurs sujets. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il touche du doigt un des plus importants regrets de sa femme, celui de ne pas être partie se battre aux côtés des siens lors de la Révolution égyptienne, dix ans auparavant. Par peur de déplaire à ses parents, qui avaient tout fait pour qu'elle soit intégrée en France, parce qu'elle n'a pas voulu quitter Antoine qui aurait pu ne pas la comprendre, elle a souvent l'impression d'être passée à côté de sa vie. Le lendemain, Mariam disparait sans explications et Antoine qui a lancé un avis de recherche, découvre qu'elle a fui en Égypte. A-t-elle voulu renouer le contact avec son ancienne amie, Amal, qu'elle a connue durant ses études, mais qui, elle, a choisi de repartir en Égypte. A t-elle des regrets de l'avoir laissé tomber sans jamais répondre à ses messages ?
En parallèle, le lecteur découvre la vie de Kaouthar qui est née et a toujours vécu au Caire. Elle est fille de Frères musulmans mais s'est toujours tenue éloignée de sa famille quand à ses idées. Devenue sage-femme, elle est mariée et a un fils. Son histoire débute alors qu'elle rend visite à Hassan, son frère, qui est emprisonné dans la section de Haute Sécurité de la prison la plus redoutée du Caire, le Scorpion, depuis la Révolution de 2010. Son mari, Ashraf, un homme très cultivé et qui adorait lire, est devenu dépressif depuis les événements et a sombré dans l'alcool. Il devient violent avec leur fils, Mohamed, qui a à présent un peu plus de 8 ans. Kaouthar étouffe, elle n'en peut plus de cette situation.
Après une dispute violente, Ashraf ne rentre pas à la maison. Kaouthar va alors chercher à comprendre ce qui explique sa disparition, et prendre l'avis d'Halim, un de leurs anciens amis devenu avocat, qui lui, est resté dans l'action. Il lui apprend que depuis que la date anniversaire de la Révolution approche, certaines personnes disparaissent sans laisser de traces et ne sont jamais retrouvées...
Bien entendu, La plupart des personnages vont finir par se croiser.
Quelques semaines plus tard, Amar a graffé tous les martyrs sur le mur qui borde la rue. Il leur a donné un visage et un nom. Et des ailes d'ange, quelle que soit leur confession. Tu dois comprendre que c'était très important pour nous car, sans ces dessins, personne n'aurait su. Pas une chaîne de téélvision grand public n'en parlait...
Et c'est comme ça que les graffeurs ont commencé à devenir les chroniqueurs de la révolution.
J'ai aimé la manière dont l'écrivaine, journaliste, nous fait entrer dans l'histoire récente de l'Égypte, non pas comme nous l'avons vu à la télévision mais bien comme elle a été vécue de l'intérieur par ceux qui étaient présents sur la place Tahrir. Leur point de vue à eux est tout à fait intéressant et montre la complexité des événements qui ont tous été regroupés par nos médias sous le terme de "printemps arabe", alors que les situations dans les différents pays, sont bien différentes. Ce faisant le lecteur comprend mieux les enjeux politiques et les déceptions de la population égyptienne.
L'autrice sait de quoi elle parle car elle a elle-même couvert la Révolution de 2011 pour certains médias français dont le Monde. Au fil de l'histoire et grâce à quelques retours en arrière, elle relate avec lucidité et réalisme, mais aussi avec beaucoup d'humanité, les événements qui ont eu lieu sur cette place Tahrir, tristement devenue célèbre, entre le 25 janvier et le 11 février 2011. Elle nous parle aussi de l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi en juin 2012, puis de son renversement par les militaires un an plus tard.
Elle oppose donc dans son livre deux ambiances, d'une part le vent de liberté qui souffle sur la place Tahrir et qui donne aux jeunes et aux femmes l'espoir d'un avenir plus heureux car plus juste. C'est là que Kaouthar va rencontrer son mari et se sentir libre pour la première fois de sa vie. Elle décidera de devenir sage-femme et donc de consacrer sa vie à s'occuper des autres femmes. La seconde ambiance est, vous le devinez, celle de l'oppression et de ses conséquences : emprisonnement, violence, sévices, disparitions...
Le lecteur découvre tout un panel de personnages attachants car ayant tous eu à vivre des déceptions autour de ces événements. Parfois ces jeunes comme Mariam et Kaouthar par exemple n'ont pas conscience de leurs blessures profondes, mais ils ont tous été meurtris par tant de violence. En plus d'Antoine (et de Mariam qui disparait et qu'on verra peu sauf au début du livre), le lecteur fait la connaissance d'un groupe de révolutionnaires encore actifs malgré la répression, ce sont tous des amis de Amal (l'amie de Mariam). Kaouthar les a rejoint. Ils se retrouvent tous chez Amar un street-artiste connu dans le monde entier qui a choisi de rester en Égypte au contraire de ses collègues partis s'installer ailleurs. Il s'agirait d'après ce que j'ai pu lire dans la presse, de Ammar Abo Bakr, dont une des oeuvres orne la page de couverture de la première publication (voilà pourquoi j'ai tenu à la mettre elle-aussi en début d'article). Ces jeunes qui ont tous eu une envie irrépressible de liberté ont vécu en direct les massacres perpétrés pour leur "couper les ailes" pour étouffer leurs rêves donc. Ils se sont parfois résignés, se sont souvent sentis coupables d'avoir abandonné la lutte. Ils s'interrogent sur ce qui reste de leurs actions passés : des personnes importantes disparaissent sans laisser de traces, les figures de leurs martyrs sont recouvertes de peinture sur les murs...tous les jours on efface leur désir de se rebeller, mais ils se sentent prêts à recommencer s'il le fallait.
Ce livre, à la fois roman et documentaire, nous parle de la peur de la dictature, de la révolte devant sa propagande, de la dépression de ceux qui ne supportent pas d'avoir échoué, de l'oppression quotidienne, et des renoncements de toute une génération. C'est vraiment un livre très émouvant et très fort. Sa lecture me parait indispensable pour comprendre la complexité de la situation égyptienne. Loin des clichés touristiques, il y a toute une population qui souffre et cette dictature ne peut pas sur le long terme continuer à réprimer une jeunesse qui n'a qu'une seule envie, celle de continuer à vivre et d'être enfin libre...
...ses filles viendront un jour lui demander des explications. Mais avant cela, c'est à une autre enfant qu'elle doit répondre, à cette petite fille qui lui est revenue quand l'Égypte s'est embrasée, il y a dix ans. La petite fille d'avant la colère, qui aimait passer ses vacances avec sa grand-mère. La petite fille devenue muette. Mariam ne le comprend que maintenant : elle est venue ici pour elle, pour la consoler d'avoir disparu trop vite.