Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Le maître, il doit aussi faire attention aux plus petits. Pas les plus petits en taille, les plus petits en tout. Ceux qui regardent dehors pendant la classe, ceux qui sont seuls pendant la récréation, ceux que les autres embêtent, ceux qui ont des trous dans leurs chaussures, ceux qui ont un bleu sur la figure le matin, ceux qui n'ont pas mangé quand ils arrivent en classe, ceux qui n'ont pas de manteau en hiver...
Ceux-là, il faut encore plus leur montrer qu'on fait attention à eux. Il faut encore plus les regarder, encore plus les écouter, encore plus leur demander s'ils sont tristes.
- Manu parle de nous, souffle Bonzi.
Nous sommes à Lyon en 1964, Jacques Rougeron a 12 ans. Il adore les mots qu'ils collectionnent et inscrit minutieusement dans son "cahier à mots" qu'il cache sous son lit. Ce sont surtout des mots compliqués qu'il note, des mots compliqués qu'il répète en secret avec son ami Bonzi, des mots que jamais il ne pourra énoncé à haute voix devant une autre personne, parce que Jacques souffre d'un mal qui le paralyse, l'isole des autres et qu'il n'arrive pas à vaincre tout seul : il est bègue.
Mais son ami Bonzi croit avoir trouvé un remède contre le bégaiement : il suffit de chercher dans son entourage une herbe magique qui pourrait le guérir, comme le font les Indiens. Alors Jacques expérimente tous les soirs en secret en avalant des potions bizarres avec ce qu'il trouve sur le terrain vague ou dans la rue, jusqu'à ce qu'il se rende malade et vomisse en classe.
Alors il décide de ne plus jamais parler et comment faire pour tenir sa promesse...il n'a qu'à trouver un prétexte. Pour expliquer son besoin de silence, à l'école, il va dire que son père a disparu (il a réellement été absent une soirée) et à la maison qu'un de ses camarades de classe est mort. Les enfants ont toujours beaucoup d'imagination, tout le monde le sait...mais cette fois son ami Bonzi ne peut pas l'aider, et il voit avec angoisse Jacques s'enfoncer dans les mensonges, des mensonges qui sont de véritables appels au secours.
Heureusement Jacques va être entendu par Manu, l'instituteur, qui fait tout pour aider les élèves en difficulté et comprend bien que Jacques n'en peut plus...
D'un coup, un matin, comme çà, il n'a plus craint les consonnes, ni les voyelles, ni les syllabes, ni rien. Ses mots étaient en fête, en propre, en habits du dimanche, élégants, soyeux, fiers, ils flânaient dans des phrases si vastes qu'ils y marchaient de front. La tempête était apaisée. Elle avait quitté son souffle. Chaque mot attendait de dire.
Jacques a toujours cette peur. Il a peur de rentrer. Peur de la nuit qui vient. Peur de la maison. Peur de demain surtout. Il se dit que demain est trop près d'aujourd'hui et que les demains, tout peut arriver....
Jacques a peur. Bonzi a peur pour lui. Ni l'un ni l'autre ne savent pourquoi. Ils regardent le ciel en marchant. Maintenant, c'est la presque nuit. Les nuages fuient le vent. Jacques se demande souvent où vont les nuages après lui. Il y a de brefs moments de lune. Jacques a peur. Son coeur est dur. Il sent quelque chose à venir, de proche, de brusque. Quelque chose qui fait qu'il cessera de parler...
Il a épuisé tous ses mots.
Ce roman en partie autobiographique est le premier roman de l'auteur. Il a d'ailleurs reçu le Prix du Premier roman à sa sortie, mais je ne l'avais jamais lu et comme Sorj Chalandon est mon auteur chouchou de l'année, je vais continuer à explorer ses différentes œuvres comme je vous l'ai déjà dit.
Très vite, le lecteur comprend que le petit Jacques, c'est l'auteur qui a lui-même été bègue dans son enfance. Très vite aussi, le lecteur comprend que le petit Bonzi et Jacques forment un seul et même personnage. Un, Jacques, existe réellement, va à l'école, rentre à la maison, jette le lait dans l'évier tous les matins parce que la peau dessus lui donne mal au cœur, subit les moqueries de ses camarades de classe, connait les réponses aux questions mais refusent de les énoncer à haute voix et l'autre, Bonzi donc, est son être intérieur, celui qu'il voudrait être, qui parle distinctement et énonce des mots compliqués, sait comment se défendre à l'école et se faire respecter et comment être aimé à la maison par ce père indifférent et trop souvent violent.
L'auteur nous propose donc ici une plongée dans l'imaginaire d'un enfant, pré-adolescent dans l'école des années 60. Le sujet est traité avec beaucoup de réalisme et de sincérité. L'histoire est touchante et je reconnais avoir été émue en lisant certains passages alors que je suis restée en dehors de beaucoup d'autres. Ce n'est pas un livre triste et il y a des passages amusants bien que l'auteur nous présente ce monde cruel de l'enfance que nous avons tous connu.
Il faut dire aussi que dans le roman, c'est le petit Bonzi qui s'exprime avec sa naïveté, ses attentes, ses difficultés à grandir et se faire accepter dans le groupe. Il ne comprend pas tout ce qui arrive dans le monde des adultes non plus (il faut rappeler qu'à cette époque les enfants imaginaient ce qu'on ne leur expliquait pas).
J'ai aimé découvrir la plume de Sorj Chalandon à son commencement. Il y a des maladresses, des passages en trop, répétitifs qui n'apportent rien à l'histoire elle-même, mais j'ai aimé retrouver dans ce premier roman toute l'humanité de l'auteur, sa manière de parler avec tendresse et empathie de ses personnages. La façon dont il dévoile la personnalité de l'instituteur (qui lui même a son lot de secrets) nous donne à lire les plus belles pages du roman.
Un roman qu'il faut avoir lu pour revivre aussi l'ambiance particulière des écoles des années 60. Il me permet de participer au challenge de Géraldine "Lisez votre chouchou", voir ICI.
Manu n'a pas bougé. Il a les mains posées sur la croisée ouverte et la tête enfouie dans le creux de son bras. La neige entre, et le vent. Il frissonne.
- Il pleure, dit Jacques.
- Il ne pleure pas, répond le petit Bonzi.