Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Dès ses premières lettres, Zehra a éveillé en moi le désir de partager ses paroles. A travers les très nombreux courriers échangés tout au long de ces 600 jours d'emprisonnement, j'ai appris à mieux connaître cette femme que je n'avais jamais vu face à face, ni serrée dans mes bras, mais qui m'a toujours émue par la force et la détermination avec lesquelles elle porte et défend ses multiples identités.
Ce livre dont je vais vous parler plutôt longuement aujourd'hui, a pour sous-titre "Écrits de prison". Il est paru aux Editions des Femmes, à la fin du mois de novembre dernier. Je l'ai reçu lors de la dernière Masse Critique de Babelio, que je remercie ici ainsi que l'éditeur pour leur confiance.
Evidemment j'ai pris tout mon temps pour le découvrir, car ces lettres bouleversantes, écrites en prison par la journaliste et militante kurde, Zehra Dogan ne peuvent se lire comme un roman, vous le comprendrez. Elles sont adressées à Naz Öke, une journaliste devenue son amie, installée en France, qui en a assuré la traduction avec l'aide de Daniel Fleury, tous deux animant le site d’information "Kedistan" pour la liberté d'expression. Je vous mets en lien l'article écrit par Daniel Fleury. Vous y verrez certaines œuvres de Zehra Dogan, car cette jeune femme est aussi une artiste d'exception. Un cahier central présente d'ailleurs quelques-unes de ses oeuvres.
Zehra Dogan a été emprisonnée pour propagande terroriste et dessin subversif, entre juillet 2017 et février 2019. Ces lettres constituent donc un témoignage récent de la situation en Turquie.
On me demande toujours pourquoi les femmes de mes dessins sont tristes. Je ne le fais pas exprès. Je les dessine et je me rends compte après coup qu'elles sont tristes. Quelle femme témoin de ce qui se passe sur ces terres pourrait être heureuse ?
En août 2016, alors que l'armée turque bombarde la ville de Nusaybin et que des milliers de civils fuient, des chars pénètrent dans la ville. La photo de ces chars surmontés par de nombreux drapeaux turcs, va être diffusée par tous les médias, et devenir un objet de propagande et le symbole de la victoire de l'armée turque.
Zerha Dogan qui habite la ville en fait un dessin...qu'elle partage sur les réseaux sociaux. Elle sera jugée coupable d'avoir "dépassé les limites de la critique" et va devenir la première femme au monde, condamnée et emprisonnée pour un dessin.
Vous trouverez de nombreux sites qui reprennent en détails son histoire...
Elle a reçu en 2015, le prix Metin Göktepe en récompense de son travail sur les femmes yézidies, qu'elle a été la première journaliste à interviewer. Je vous rappelle que ces femmes ont échappé à Daesh et que leur témoignage est précieux.
En 2016, Zehra Dogan avait déjà été emprisonnée et accusée de propagande pour une organisation terroriste, mais elle avait été relâchée quelques mois plus tard.
Ce qui m'a révoltée c'est d'apprendre qu'elle avait demandé à la France un visa, qui est arrivé bien trop tard après sa seconde arrestation, une arrestation qui aurait pu donc être évitée...
Chaque personne nous apporte les savoirs qu'elle possède, dans toutes les dimensions et avec tous les sens que son vécu leur donne. Il faut cesser d'étiqueter certaines personnes comme savantes. Un savoir peut-il placer une personne au-dessus de toutes les autres ?
Ces lettres chargées d'espoir, et emplies d'humanité, montrent à quel point cette femme est courageuse et prête à tout pour continuer à militer pour la liberté d'expression et la liberté des femmes, ainsi que pour le droit des kurdes, même en étant emprisonnée. Si elle a des moments de découragement bien compréhensibles, ils ne durent jamais bien longtemps et sont suivis par des moments de réflexion, favorisés dit-elle par son incarcération.
Au fil de ces lettres, tandis que Zehra fait connaissance avec Naz, qu'elle rêve de rencontrer, et que toutes deux se lient d'amitié, le lecteur découvre la vie en prison dans ces quartiers de femmes.
Zehra apprend à Naz la vie de ses co-détenues avant leur emprisonnement, tandis que Naz parle de sa maison, de ses chats, de son jardin et leur apporte soutien et rêves éveillés.
Toutes échangent aussi sur la situation politique extérieure, dont les dernières nouvelles n'atteignent pas toujours le quartier des femmes alors que Naz, de la France, en sait davantage.
J'ai trouvé émouvant les passages où elle décrit leur condition de détention mais aussi les nombreux échanges qu'elles ont entre co-détenues. Ces femmes courageuses, qui ne savent pas toujours pourquoi elles ont été arrêtées, la soutiennent dans son art, lui livrant avec confiance leur ressenti, et elle qui est une artiste accomplie, tient compte de leur remarque, n'hésite pas à leur apprendre à dessiner, à apprendre d'elles en mettant en valeur ce que chacune a de richesses intérieures.
Elles cherchent aussi ensemble, des explications sur les causes de l'emprisonnement des femmes, dans l'histoire mais aussi auprès des philosophes et des intellectuels.
Zehra n'hésite pas à revisiter son enfance à se questionner sur la façon dont elle a été élevée, sur l'éducation qu'elle a reçue de ses parents, bien consciente qu'elle leur doit d'être ce qu'elle est aujourd'hui. Elle nous donne aussi son avis sur sa vision du couple et de l'homme, dans cette société si étouffante pour la parole des femmes.
Elle raconte aussi comment elle a été obligée de travailler pour étudier, de fuir comme des milliers de kurdes, ce qui explique qu'elle se sente si solidaire de ses co-détenues et se batte pour leur cause.
En parallèle à cette vie de recluse, Zehra Dogan ne cesse jamais de créer alors qu'on lui a enlevé tout son matériel. Elle utilise ce qu'elle trouve comme pigment : de la sauce tomate, du curcuma, de l'urine, du sang menstruel, du marc de café, des fientes d'oiseaux. Elle fabrique des pinceaux avec des plumes ou des cheveux. Et utilise comme support des tissus, des journaux, des enveloppes.
Régulièrement les gardiens la dérangent dans sa création, lui confisquent ses pigments, mais en cachette, elle arrive à faire sortir certaines de ses œuvres qui vont être exposées alors qu'elle est toujours emprisonnée. Une première série "Les yeux grands ouverts" a été exposée en France (un livre du même nom vous fera découvrir ses œuvres). Elle a reçu plusieurs prix.
Enfin, elle ne se contente pas de peindre, parfois couchée sous son lit, la nuit à la lumière de la lune, ou installée dans un placard, elle écrit aussi, et pas seulement des lettres passionnées à son amie, mais des nouvelles, des témoignages dans lesquels elle raconte la vie de ces femmes qui l'entourent et lui apportent courage et désir de poursuivre sa lutte.
Cependant, un jour de désespoir (et de rage) elle a déchiré la plupart de ses cahiers : elle venait d'apprendre qu'elle allait quitter sa ville natale pour être transférée à la prison de Tarse, un transfert qui l'a isolé et éloigné de ses amies.
Naz, il y a des jours où je ne parviens plus à imaginer que ces mauvais jours auront une fin. Tout semble être contre le fait même que nous puissions respirer. Ils interdisent même de respirer. Parfois, sur ces terres qui sentent le sang, c'est un crime.
Si tu me demandais de te nommer un pays qui serait beau, je n'ai pas un seul lieu à citer. Le plus beau pays est mon coeur...
Zehra Dogan vit désormais à Londres où elle est invitée en résidence et ses œuvres n'ont de cesse d'être exposées dans le monde entier comme en France, en Italie...
Mais elle ne demande pas l'asile, elle veut croire qu'un jour prochain elle pourra rentrer chez elle et retrouver son pays, libre, un pays où elle espère qu'enfin tous les intellectuels pourront s'exprimer librement et le peuple vivre en harmonie.
Vous pouvez la retrouver sur son propre site ou sa page Facebook.
Nous devons donc nous approprier notre lutte, nous prendre en main, ou bien, tout comme les femmes n'ont pas d'histoire, un jour, celles et ceux qui résistent se trouveront dépourvue de la leur...