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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

La fileuse de verre / Tracy Chevalier

La Table ronde, 2024

La Table ronde, 2024

Les gens qui créent des choses ont un rapport ambigu au temps. Les peintres, les écrivains, les sculpteurs sur bois, les tricoteurs, les tisserands et, bien sûr, les verriers : les créateurs sont souvent plongés dans cet état de concentration maximale que les psychologues appellent le "flow", et où les heures défilent sans qu'ils s'en aperçoivent.
Les lecteurs aussi connaissent cet état.

Nous sommes au XVe siècle sur l'île de Murano, en Italie.

Orsola Rosso appartient à une grande famille de verriers qui travaille le verre depuis des générations. Tous les verriers sont obligés de cohabiter sur cette île de la lagune depuis des décennies. Ils ont été contraints de quitter Venise à cause des risques d'incendie liés à leur métier : le four de chaque atelier reste en effet allumé en permanence, sauf durant la pause d'été. Mais c'est aussi pour conserver les secrets de la fabrication  qui sont les principales richesses de la ville, que les verriers ont été éloignés le plus possible de la terre ferme (la terraferma). D'ailleurs, à cette époque toute personne quittant l'île de Murano pour le continent, est poursuivie jusqu'à ce que mort s'en suive.

C'est pourquoi chacune des familles tient à ses secrets de fabrication et seuls les mariages arrangés entre deux familles de verriers peuvent sceller de nouveaux pactes. 

Quand le roman débute en 1486, la famille Rosso gagne bien sa vie et n'a rien à craindre des autres verriers. Sous l'autorité de Lorenzo, le père,  aidé par les ouvriers et apprentis, des coupes, des vases, des lustres sont fabriqués tout au long de l'année.

Mais la mort accidentelle du père va changer le cours des choses. Seul l'ainé de la famille, Marco, a été formé pour devenir un jour un futur maestro, mais il est encore bien jeune pour gérer l'entreprise comme le faisait le père et n'a pas fini son apprentissage. La famille se retrouve en difficulté. 

Les traditions en cette fin du Moyen âge sont tenaces et les filles de la famille n'ont pas le droit de toucher le verre. Mais Orsola décide en secret de fabriquer des perles à la lampe suivant ainsi les conseils de Marietta  Barovier, la fille d'un de leur principal concurrent. Elle compte bien ainsi éviter la ruine de l'entreprise.

Tandis que les drames se succèdent, Orsola va tout faire pour atteindre la perfection sans pour autant pouvoir se libérer des charges qui reviennent aux femmes, les courses au marché, les repas, les lessives, la garde des enfants en bas âge ...tâches domestiques d'autant plus nombreuses à présent que la famille s'agrandit et compliquées quand la peste fait son apparition à Venise, puis dans l'île, les obligeant à un confinement forcé.

Pugnace, elle n'abandonnera pas pour autant ses projets et sa passion la mènera très loin. Pour cela, il lui faudra sortir de l'île pour affronter Venise, et apprendre l'art de la négociation qui régit tous les échanges commerciaux de l'époque. Mais elle sera obligée de renoncer à celui qu'elle aime par dessus tout et qu'elle n'oubliera jamais, le bel Antonio, parti sur la terraferma. Je ne vais pas vous en dire davantage pour ne pas gâcher la découverte du côté romanesque de l'histoire. 

Orsola arrivera -t-elle à garder son secret ? Pourra -t-elle s'émanciper et être reconnue par les hommes de sa famille ?

Vous le saurez en lisant ce roman...

Il y avait un endroit où Orsola aimait aller pour fuir la famille, la lessive et les perles...elle pouvait s'asseoir sur la berge déserte et regarder vers le nord les montagnes qui s'élevaient sur le continent. Même en été il y avait parfois de la neige au sommet, et Orsola était émerveillée par ce prodige. Elle n'avait pas envie de vivre sur la "terraferma", mais elle se demandait l'effet que ça ferait d'être perchée aussi haut, avec autant de terre autour de soi.

Orsola estima par la suite que ce bref instant sur la riva di San Matteo avait été le point vers lequel tout, dans sa vie, convergeait, et duquel tout s'éloignait, à l'instar de la marée qui monte puis se retire. Sauf que la marée revenait toujours et que lui ne reviendrait pas, puisqu'il avait trahi le verre de Murano...

Tracy Chevalier dont j'avais apprécié de relire "La jeune fille à la perle" (voir ICI) en 2018, ce qui m'avait donné envie de découvrir d'autres titres comme "La dame à la licorne" , "La dernière fugitive" et "A l'orée du verger", nous offre ici un roman superbe sur l'émancipation féminine au cœur d'un paysage paradisiaque, Venise et sa lagune. 

L'autrice, autant le dire tout de suite, car cela a perturbé certains lecteurs, use d'un stratagème original pour nous conter l'histoire de la ville au fil des siècles. Elle décide de nous raconter l'histoire de la famille Rosso du XVe siècle à nos jours tout en conservant les mêmes personnages au fil des siècles qui eux ne vieillissent que de quelques décennies. Le changement de temps et de décor, s'effectue lors des changements de chapitre et les quelques phrases d'introduction permettent au lecteur de savoir aussitôt dans quel siècle il se trouve. 

Ainsi nos personnages vieillissent lentement tout en changeant d'environnement historique ce qui les obligent à s'adapter...mais cette distorsion du temps ne se produit pas en dehors du cadre de l'histoire, sur la "terraferma" le temps s'écoule normalement. 

L'autrice s'est sérieusement documentée comme toujours avant de construire ce roman historique. Elle a intégré au milieu des personnages fictifs des personnes célèbres qui ont réellement existé et sont bien venues ou ont vécu à Venise comme par exemple, Giacomo Casanova en 1755, l'impératrice Joséphine en 1797, l'excentrique marquise Luisa Casati, Joséphine de Beauharnais. 

Parmi les verriers, il faut noter aussi que les Barovier eux aussi ont existé et ont même été les maîtres incontestés de la fabrication du verre pendant des siècles. Le père Angelo est le créateur du cristal vénitien et sa fille Marietta, qui soutiendra Orsola et l'incitera à fabriquer des perles en cachette de son frère, a créé la perle à chevrons (appelé aussi la perle Rosetta) à la fin du XVe siècle. Cette perle, formée de plusieurs couches de verre,  fut utilisée comme monnaie d'échange. C'était une perle de troc de grande valeur marchande en particulier dans le commerce avec les pays africains. 

Les évènements relatés durant la peste de 1631 sont également réels. 

J'ai eu la chance d'aller à Venise et sur l'île de Murano en voyage de classe avec des élèves et j'ai particulièrement apprécié cette île où encore aujourd'hui on trouve des verriers qui fabriquent devant les touristes les objets qu'ils mettront ensuite en vente dans leur boutique. Les voir souffler, étirer le verre est tout à fait fascinant et m'a beaucoup marquée. Aussi j'avais hâte de découvrir ce roman et je n'ai pas été déçue.  

L'autrice, en effet, décrit avec beaucoup de détails non seulement la hiérarchie qui était installée dans les ateliers de verriers, du "maestro" aux "garzonetti" qui alimentaient le four et balayaient, rangeaient, servaient les ouvriers parfois pendant des années avant de commencer leur apprentissage. 

Mais elle décrit aussi dans les détails, les gestes liés à la fabrication des objets, ainsi que toutes les étapes de leur commercialisation. 

Elle nous invite aussi à nous perdre dans les ruelles de Venise, à naviguer en gondole sur les canaux, seul moyen pour relier Murano à la ville, à découvrir les boutiques, palais, églises et places de la Sérénissime. 

J'ai aimé retrouver l'écriture toujours plaisante de l'autrice. Ses romans sont toujours faciles à lire mais bien écrits et richement documentés. Et comme toujours j'ai trouvé les personnages attachants, vivants et réalistes et chez Orsola un beau portrait de femme. 

Un lexique à la fin du livre donne la traduction des mots en italiens et en vénitien (en particulier pour les jurons !). 

La lecture de ce livre me permet de participer à deux challenges, "Mondes du travail"  et "Sous les pavés, les pages"  tous deux chez Ingannmic ICI puisque l'histoire se déroule à Venise et sur l'île de Murano et parle de la fabrication d'objets en verre... 

Ce fut le début de la période la plus malheureuse pour Venise, Murano et la famille Rosso. Leur sort étant lié, quand Venise périclita, le verre de Murano périclita aussi. Cette période dura bien plus longtemps que la peste, même si l'on compta moins de morts. Elle était plus sinistre, d'une certaine façon, car cette misère noire semblait vouloir durer, contrairement à la maladie qui avait fini par s'éteindre.

Monde ouvrier et mondes du travail

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Sous les pavés, les pages

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V
Je note, je ne l'ai pas lu, j'adore les romans de cette femme, qui sais si bien nous emporter, merci.
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L
Une histoire qui me plairait à lire. J'ai de vagues souvenirs de Murano pour y être allée avec mes parents. Un cendrier trône toujours dans le salon de mes parents.<br /> Je vais voir si le livre est à la médiathèque.<br /> <br /> Bon dimanche.<br /> Bisous<br /> Lavandine
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P
Bonjour Manou,<br /> <br /> Une amie m’en a parlé mais je n’ai pas encore pris le temps de le lire, tu me fais la piqûre de rappel dont j’avais besoin !<br /> Bon dimanche <br /> Anne
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E
Bonsoir Manou.J'ai visité aussi Venise et Murano, et assisté à la fabrication d'objets en verre. Ce roman devrait me plaire. Bonne soirée et bisous
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L
J'aimerais beaucoup découvrir cette autrice, son gros succès la jeune fille à la perle me fait très envie ! <br /> Merci pour la recommandation de celui ci.
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S
J'ai aimé l'ambiance de plusieurs de ses romans, d'autres moins. Le métier du verre serait très instructif pour moi en tous cas !
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M
J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre. Comme à chaque fois chez Tracy Chevalier, le personnage principal, une femme, a une force exceptionnelle et brise les conventions de son temps. L'idée de faire vieillir les personnages lentement pour les mener jusqu'à nos jours est une belle trouvaille. Et puis, j'ai appris tellement de choses ! C'est vraiment un auteur formidable.
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G
J'aime cette autrice, Venise, et je n'ai pas encore lu celui-là
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C
ce livre me tente pour son histoire mais le stratagème de l'autrice lui est un frein, mais je vais le noter, merci de la découverte pour moi<br /> bonne soirée<br /> bisous<br /> patricia
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B
Ta chronique est excellente Manou ! Ce livre nous a été donné en conseil de lecture par la Librairie Passerelles de Vienne. Tu me donnes encore plus envie de le lire. Merci !<br /> Je te souhaite une agréable fin de journée.<br /> Gros bisous.<br /> Bernadette.
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P
BonjourManou,<br /> Tu fais une très belle présentation de ce roman. Tu donnes une sacrée envie de le lire. Merci à toi. Bises et belle fin de journée
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D
j'ai bien aimé cette façon d'avancer dans le temps et globalement j'ai aimé ce roman que j'ai lu avec grand plaisir<br /> Cela a ravivé mes souvenirs de Venise, j'ai ressorti toutes mes photos et je me suis baladé au fur et à mesure de ma lecture
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G
Original cette forme de distorsion du temps... Pourquoi pas car j'avoue honteusement n'avoir encore jamais rien lu d'elle, il serait temps que je m'y mette !
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M
ce livre fait parti de ma liste à lire, j'ai presque lu tous ces autres romans et j'en suis une grande "fan"<br /> passe une belle journée<br /> bises
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J
J'ai lu et apprécié plusieurs romans de l'autrice. Mon préféré, pour l'instant, reste Prodigieuse créatures
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V
Merci pour la présentation <br /> Je vais me laisser tenter par sa lecture
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F
J'avais adoré La jeune fille à la perle, lu il y a des années, mais je ne suis pas revenue à cette autrice depuis. Ce serait peut-être l'occasion avec ce roman d'autant plus que je suis assez intriguée par ce stratagème narratif dont tu parles !
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P
Je suis allé à Murano en allant voir le carnaval de Venise. <br /> J'ai lu "La jeune fille à la perle" puis je ne sais plus. <br /> Ce livre me tente bien. Il y en a trop qui me tentent ! Je ne sais pas suivre...
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E
j'aime bien ce qu'elle écrit, celui là me tente bien notamment pour Murano !
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A
J'en suis restée à "la jeune fille a la perle" avec cette autrice. J'avais bien aimé. Celui-ci me tente pour Murano et le verre.
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