Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Elle me tendit la main et je la pris. Comme ça, franchissant d'un seul pas d'insondables abîmes de conventions, d'empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c'est à cet instant précis que je devins sculpteur. Je n’eus pas conscience du changement, bien sûr. Mais c’est à ce moment, de nos paumes alliées dans cette cabale de sous-bois et de chouettes, que me vint l’intuition qu’il y avait quelque chose à sculpter.
De l'auteur Jean-Baptiste Andrea, je vous ai déjà présenté tous ses romans et je les ai tous adorés !
Tout d'abord "Ma reine" présenté ICI, son premier roman qui m'a permis de découvrir sa plume en 2018 ; puis "Des diables et des saints" présenté ICI, lu en 2022 qui est son troisième roman et qui avait été pour moi un véritable coup de cœur ; et enfin "Cent millions d'années et un jour" présenté ICI en janvier 2023, qui est son second roman. Il faut noté que ces trois romans ont reçu chacun plusieurs prix littéraires.
Alors bien entendu quand j'ai vu la liste d'attente démesurément longue dans mes deux médiathèques pour "Veiller sur elle" que j'avais très envie de lire, je me suis fait un petit cadeau pour une fois, et je l'ai acheté.
Bien m'en a pris puisque peu de temps après mon achat, il a obtenu, après avoir déjà eu le Prix du Roman FNAC, le Prix Goncourt !
Peut-être parce que j'étais jeune, mes jours étaient beaux. Je ne mesure qu'aujourd'hui ce que la beauté du jour doit à la prescience de la nuit.
Nous étions en guerre contre les Allemands, les Austro-Hongrois, nos gouvernements, nos voisins, façon de dire que nous étions en guerre contre nous-mêmes. L'un voulait la guerre, l'autre la paix, le ton montait, et celui qui voulait la paix finissait par donner le premier coup de poing.
L'histoire débute dans un monastère italien. Un moine vit ses derniers instants. Il est arrivé là depuis plus de quarante ans et fait partie de la petite communauté, alors qu'il n'a jamais prononcé ses vœux. Mais il est là pour "veiller sur elle". Lui, C'est Mimo (ou Michelangelo Vitaliani si vous préférez, de son vrai nom).
Qui est "elle" ? Le lecteur le comprendra au fur et à mesure de l'histoire car je ne vais pas vous le révéler, mais on a tellement parlé de ce livre dans les médias que je suis certaine que vous le savez déjà ! Vous avez juste besoin de savoir qu'elle est très belle et a suscité tellement d'émois à ceux qui ont eu la chance de l'apercevoir, que le Vatican a décidé de définitivement la soustraire aux yeux des hommes.
Alors que ses frères le veillent, Mimo va nous raconter son histoire depuis sa petite enfance pauvre en France où il est né. A la mort de son père qui lui a appris le métier de sculpteur, sa mère l'envoie en Italie, à Turin, en apprentissage chez son "oncle" Alberto, un être brutal et alcoolique. Mimo n'a que douze ans, il est atteint de nanisme mais ne sait pas encore qu'il a de l'or dans les mains. Son oncle, peu scrupuleux ne veut pas qu'il touche à ses outils...mais achète un petit atelier dans le village de Pietra Alba.
C'est là que Mimo se lie d'amitié avec Vittorio, un apprenti vendu en même temps que l'atelier par l'ancien propriétaire et son frère jumeau Emanuele, fan d'uniformes en tous genres. Lors d'un chantier, Mimo fait la rencontre inattendue d'une charmante jeune fille, Viola. Parce qu'elle appartient à une des plus puissantes familles de la région, les Orsini, ils se retrouvent en cachette dans le cimetière et deviennent amis. Elle est différente, cultivée, passionnée, indépendante et rebelle, et ne compte pas se plier à ce que sa famille attend d'elle. Elle lui prête des livres en cachette pour partager avec lui ses connaissances. Elle le persuade de sa valeur de sculpteur. Ensemble, ils ont des rêves tout en sachant que le destin va les séparer.
Malgré leur différences, ils jurent de ne jamais se quitter. Ils vont donc traverser ensemble, le début du XXe siècle, les deux guerres mondiales, la montée du fascisme mais devront se battre pour continuer à se voir et surtout pour ne pas renoncer à leurs idéaux.
Viola voudra conserver sa liberté de femme dans une société qui la condamne à se taire et à rester au foyer pour n'être plus que la "femme de".
Mimo va devenir un grand sculpteur et prendra sa revanche sur la vie et sur les années de galère. Mais il se retrouvera au centre de magouilles politiques qui le dépassent et dont il aura toutes les peines du monde à se prémunir. Lui qui n'aime pas prendre des décisions, va être obligé de faire des choix pour ne pas perdre définitivement Viola...
Je dois tout à mon père, à notre côtoiement trop court sur cette boule de magma. On me soupçonna parfois d'indifférence, parce que je parlais peu de lui. On me reprocha de l'avoir oublié. Oublié ? Mon père vécut dans chacun de mes gestes. Jusqu'à ma dernière oeuvre, jusqu'à mon dernier coup....
je dois à mon père l'un des meilleurs conseils que j'aie jamais reçus :
- Imagine ton oeuvre terminée qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le mouvement que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation.
Il n'y a pas de bonne pierre. Je le sais, parce que j'ai passé des années à la chercher. Jusqu'au moment où j'ai compris qu'il suffisait de me baisser, et de ramasser celle qui se trouvait à mes pieds.
D'abord une vive émotion, puis une forme d'oppression. Tachycardie, vertiges, des témoins affirment avoir "rêvé d'elle", d'autres avoir été atteints d'une tristesse profonde, proche de la dépression. Le plus troublant, parmi ces témoignages,... est de lire entre les lignes ce qu'un seul témoin, un comptable romain, ose formuler à voix haute. Il affirme avoir ressenti une forme étrange d'"excitation"...
Voilà un livre magnifique qui tout d'abord nous fait voyager dans le monde de la sculpture. Nous irons de Carrare à Florence, de Rome à Pietra Alba, et vice versa. Nous visiterons des vergers d'orangers odorants, les bas-fonds et les lieux mal famés de Florence ou de Rome, tout comme les palais du Vatican.
Ce roman invite le lecteur à réfléchir sur la création artistique, sur la difficulté pour les artistes de rester neutre dans les temps troublés qu'ils ont traversés, mais aussi sur le fait que la grande Histoire semble toujours être prête à recommencer, comme si les hommes ne tiraient jamais de leçons de leurs erreurs passées.
Le contexte historique de ces années-là est bien présent, avec la montée du fascisme et l'engagement des familles riches auprès du parti, les intrigues jusqu'au cœur du Vatican, les arrestations injustifiées, la violence quotidienne contre ceux qui sont traqués par le régime...
Les deux personnages principaux sont terriblement attachants mais les personnages secondaires ne sont pas en reste.
Bien entendu Viola a une personnalité à part, elle est très indépendante et certains de ses comportements nous font penser à une enfant gâtée ce qu'elle a été, mais nous saurons en avançant dans l'histoire quelles ont été ses intentions réelles et le pourquoi de ses actions.
Mimo nous parait parfois bien effacé et nous sommes contents de le voir réagir quand après des mois de doutes et d'errances, il reprend son destin en main. C'est un sculpteur de génie qui attend de "voir" sa sculpture dans la pierre avant de la créer.
J'aime l'écriture de l'auteur poétique et tellement juste, et la lecture de ce livre a été pour moi un pur bonheur que j'ai dégusté en prenant mon temps pour lire ses 580 pages, même si souvent, je le reconnais, j'ai eu envie de les tourner plus vite pour savoir ce qui allait se passer ensuite.
D'autres avis dans la blogosphère : celui de Binchy ICI , Violette ICI, et Alex ICI qui n'a pas aimé et bien entendu d'autres avis sur Babelio.
Je crus vraiment, sincèrement, que ce repas-là allait se passer normalement, que ma vie serait enfin banale. Mais c'est oublier que la table du dîner, chez les Orsini comme partout ailleurs en Italie, des palais de Sicile aux masures de Gênes, était bien plus qu'une simple table. C'était une scène. On y jouait le drame comme une pantalonnade. Plus une chose était grave plus elle était ridicule.
Toutes mes joies, tous mes drames sont d'Italie. Je viens d'une terre où la beauté est toujours aux abois. Qu'elle s'endorme cinq minutes, la laideur l’égorgera sans pitié. Les génies naissent ici comme de mauvaises herbes. On chante comme on tue, on dessine comme on trompe, on fait pisser les chiens sur les murs des églises.
Tramontane, sirocco, libeccio, ponant et mistral.
J'avais eu le malheur de dire "il y a du vent". Viola m'avait donné un coup dans l'épaule, exaspérée.
- Les mots ont un sens, Mimo. Nommer, c'est comprendre. "Il y a du vent" ça ne veut rien dire. Est-ce un vent qui tue ? Un vent qui ensemence ? Un vent qui gèle les plants sur pied ou les réchauffe ?
...
Je me prêtais de bonne grâce aux lubies de Viola.