Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
C'était mamie Milkweed qui nous apportait des feutres et veillait à ce qu'on ait toujours assez de rouge pour colorier le dos de la coccinelle, assez de bleu pour le ciel, assez de vert pour donner vie aux collines. On dessinait même notre mère et notre père. On les faisait sourire, parce que c'étaient des dessins, et dans les dessins, vous n'êtes pas obligé de dire la vérité.
L'histoire se passe à Chillicothe, dans l’Ohio, au pied d'une papeterie qui émet sans discontinuer odeurs et fumées sur la population locale mais offre aussi son lot d'emplois. Mais comme le raconte souvent le papa d'Arc et de Daffy, ce n'est pas l'usine, ce sont les "chevaux qui galopent sous la terre" qui font toute cette poussière dans laquelle ils vivent...
Arc et Daffy sont deux jumelles inséparables. Elles sont rousses et ont les yeux de couleurs différentes, un bleu et un vert, disposés en miroir.
Le moins qu'on puisse dire c'est qu'elles n'ont pas eu une enfance heureuse. Elevées un temps par leur merveilleuse grand-mère, dans un cocon familial sécurisant et empli de belles expériences, elles vont être reprises par leurs parents tous deux d'anciens toxicos qui ont promis de rester clean, mais vont replonger.
Leur situation familiale s'aggrave à la mort de leur père d'une overdose. C'est désormais au milieu du désordre, des seringues usagées, de la télé qui marche toute la journée pour occuper leur tante venue vivre avec elles et, près de Addy leur mère, couchée en permanence, qu'elles vont tenter de grandir, aidées de temps en temps par leur grand-mère "mamie Milkweed" (d'après le nom de l'asclépiade, plante qui constitue l'unique nourriture de la chenille des papillons monarques). Celle-ci ne vient à la recousse que lorsqu'on le lui demande, mais elle prend de l'âge et ne ne va pas tarder à disparaitre dans un terrible accident, devant la porte même de sa maison. Le sort semble s'acharner sur la famille...
Au fil des différents chapitres qui constituent cette lente descente aux enfers, les deux gamines vont tenter d'éloigner l'Araignée (un des hommes de passage dans la maison pour leur mère qui visite aussi leur chambre), tout en rêvant comme seuls savent le faire les enfants, et en se réfugiant dans leurs jeux, dans les croyances poétiques de leur grand-mère, seule personne encore debout dans cette famille.
Elles dessinent sur le sol les repas qu'elles ne prennent pas, parce qu'il n'y a rien à manger à la maison, dessinent aussi le gâteau d'anniversaire et les cadeaux qu'elles voudraient avoir, mais qu'elles n'ont jamais, et partagent leurs rêves...
C'est alors qu'elle est devenue adulte qu'Arc découvre le cadavre d'une femme dans la rivière. Elle ne sera pas la dernière...et peu à peu le tueur va s'en prendre aussi à ses amies, les unes après les autres et Arc se demande sans cesse qui est le tueur, et qui sera la prochaine, car il a l'air de bien connaître certains de leurs secrets.
Arc n'arrivera pas à tenir Daffy à l'écart de la drogue, de la prostitution et des "araignées" donc de la violence et du mépris des "johns" ces hommes qui les paient pour cela, et qui leur permettent d'acheter leur drogue, les fameuses "couronnes". Elle le lui avait pourtant promis...
Arc et sa soeur Daffy, leurs amies Sage Nell, Thursday, Violet, Indigo, Harlow tentent le centre de désintoxication pour s'en sortir, mais il est tellement facile de retomber quand on ne s'éloigne pas des lieux de la malédiction, même si on lutte à plusieurs, qu'on se prend pour des "reines de Chillicothe"...et qu'on pratique certains rituels au bord de la rivière.
Comment tenir ses promesses quand on vit dans un tel milieu ? Pas facile de sortir de cet engrenage, de recoudre les fils du "côté sauvage" de l'existence, comme la grand-mère le faisait pour l'envers, le côté sauvage de sa couverture tricotée en laine. Pas facile de fuir les fantômes de l'enfance et les peurs viscérales...
Nous autres, les êtres humains, avons toujours connu la douleur. L'histoire nous le dit dans les vestiges que les différentes civilisations ont laissés derrière elles.
...
Tandis que la drogue courait dans mes veines, je me sentais détachée de cette douleur. C'est la sensation inaccessible qu'elle vous donne. C'est le sale tour qu'elle vous joue.
Ce qu'elle ne vous dit pas, c'est ce qu'elle vous prend en échange.
La dépendance est une voleuse. Elle nous vole les minutes du jour. La couleur du ciel. Elle vole le héros de l'histoire, les feuilles sur les arbres, la réponse à la question "Qui suis-je ?"La voleuse ne disparait pas complètement parce que vous avez cessé de vous planter une aiguille dans le bras. L'abstinence est juste une meilleure cachette pour les minutes du jour, la couleur du ciel et la réponse à la question...
Je touchais l'eau avec mes mains nues et la rivière, en réponse, me toucha avec les siennes. J'avais envie de laisser mon ancienne vie derrière moi aussi facilement qu'on laisse une tasse sur le plan de travail avant de partir. Je demandai à la rivière si c'était possible. Et elle me dit tout sauf les mots oui et non.
Ce livre est magnifique, mais il n'est pas à mettre entre toutes les mains tant il est sombre, très très sombre. D'ailleurs arrivée au 2/3 du roman j'ai fait une pause, en me demandant pourquoi je me torturais ainsi ! Mais à défaut d'avoir trouvé la réponse, j'ai repris ma lecture et je ne l'ai pas regretté une seule minute tant ce roman est fort et marquant comme tous ceux de l'autrice lu précédemment.
-L'été où tout a fondu, présenté ICI.
S'inspirant d'un fait divers réel, l'autrice nous offre un roman social et familial terriblement poignant et éprouvant sur les junkies, la prostitution et surtout l'enfance maltraitée.
En effet, dans ce petit village proche du lieu d'habitation de l'autrice, Chillicothe, anciennement appelée Chala-ka-tha par les tribus autochtones qui vivaient là avant l'arrivée des Blancs, six femmes disparurent entre 2014 et 2015. Deux n'ont jamais été retrouvées mais le meurtre des quatre autres n'a jamais pour autant été élucidé. Les victimes étaient toutes des droguées ou des prostituées, elles vivaient en marge de la société et les habitants du village ne se souciaient pas d'elles...
Durant les neuf parties qui constituent le roman, l'autrice donne la parole à Arc, la narratrice pour rendre un hommage époustouflant et glaçant à ces femmes disparues qui comptaient si peu pour leur entourage et subissaient la violence des hommes à tel point que personne n'a cherché à savoir pourquoi elles avaient été tuées et par qui surtout, étant donné qu'elles étaient toutes des prostituées et des droguées.
Malgré le drame, la tristesse de ces faits absolument révoltants (mais où sont passés les services sociaux ?!), l'autrice nous offre un roman lumineux mêlant la beauté et la laideur du monde, l'innocence de l'enfance et la violence des adultes, qui nous parle d'amour entre soeur, de la perte d'un être cher, d'amitié, de générosité et de solidarité entre femmes, de la beauté de la vie, de la poésie héritée de leur grand-mère, un peu sorcière, qui efface par ses propos la noirceur du côté sauvage de l'existence. Même la rivière a une âme...
Les personnages sont profondément humains et marquants ce qui rend cette lecture encore plus difficile à supporter. Quant on lit les extraits du journal intime de la maman et combien elle a été heureuse de reprendre ses filles, comment elle était pleine d'espoir de devenir enfin une bonne mère, quant on écoute Thursday parler de sa grossesse (qui n'arrivera pas à terme) ou Violet bâtir son projet professionnel qui lui permettrait de reprendre la garde de sa fille et que nous savons que rien de tout cela ne pourra aboutir, un immense sentiment d'impuissance nous envahit. Comment peuvent-elles espérer échapper à leur destin ? Elles semblent toutes marquées par un destin qui ne peut que se transmettre de génération en génération...alors que chacune d'entre elles n'aspire qu'à s'éloigner de cette noirceur quotidienne, de la destruction inexorable de leur corps et de cette boue qui les entraine inexorablement vers leur perte.
Comme à chacune de mes lectures de cette autrice, j'ai choisi mon moment pour me plonger dans cette lecture éprouvante car on ne sort pas indemne d'un tel roman, et on ne peut passer à autre chose facilement d'autant plus que la fin que je ne vous raconterai pas, est stupéfiante même si j'avais commencé à me douter d'une telle fin au cours de ma lecture de ces 700 pages.
Quand le côté sauvage devient insupportable dit-elle, vous prenez une aiguille et vous faites rentrer les fils.
_ Une aiguille ? demanda ma soeur en regardant l'objet.
_ On peut transformer le côté sauvage en beau côté avec une aiguille.
Mamie Milkweed me reprit l'aiguille et se remit à rentrer les bouts de fil elle-même.
Nous restâmes silencieuses, tandis que les larmes coulaient doucement sur ses joues vieillies.