Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
La neige lui monte aux chevilles, s'agrippe en gros flocons à son bonnet, son pantalon et son manteau de laine, s'amoncelle sur sa valise, ses chaussures, s'applique à l'absorber comme elle gomme toute chose. De la petite gare, des arbres, des bancs, on ne devine que des volumes polis, remodelés par la neige. Le brouillard fond les alentours dans une matière opaque dont émergent de rares lignes noires : rails, fines faces des troncs contraires au sens du vent, bords de toit. Un squelette de paysage. Même la sœur à ses côtés s'estompe, ses joues pâles, sa robe et son voile beige affadis par la neige ; seules ressortent, comme en suspens, ses montures de lunettes et sa canne.
Il ne se souvient d'aucune première fois. Ni de sa première traite. Ni de son premier bain dans la rivière. Nis de sa première pellée de neige, ils n'ont pas laissé de trace sensible en lui. Il cherche ; si, peut-être sa première coupe de bois, sa première ivresse. Il sent que ce n’est pas à la hauteur de ce qu’éprouve le garçon et sans doute il l’envie un peu, ce gosse, qui comme lui a perdu son premier pas, sa première syllabe, son premiers biscuit, mais à douze ans, n’oubliera pas sa première montagne. À le voir bras ballants, bouche béante, yeux écarquillés, il sait que son anxiété de la vieille a cédé à une sorte d’enchantement.
Vadim Pavlevitch a douze ans lorsque sa mère décide de l'envoyer en Savoie, près de Chamonix pour soigner son asthme. En fait, le véritable but est de le protéger en le mettant à l'abri loin de Paris, car nous sommes en 1943, c'est la guerre, et Vadim est juif. Déjà son père est parti se cacher, et voilà que Vadim devient Vincent Dorselles (ce nom d'emprunt est celui du fils des patrons de sa mère).
Il prend le train pour rejoindre une étroite vallée et doit fouler la neige dès son arrivée, dans le brouillard, car une avalanche a coupé la voie, isolant encore plus les habitants de la vallée des ours.
Quand Vincent découvre le lendemain matin le paysage, le blanc de la neige, les pics et les glaciers, il est totalement subjugué comme seuls peuvent l'être les enfants devant un spectacle inhabituel. Il admire les sommets des Aiguilles rouges qui émergent comme une île haute au milieu des nuages.
Accueilli chaleureusement par sa famille d'accueil, intégré à l'école et au catéchisme obligatoire, puis dans le petit village où les habitants s'entraident, il va vivre les mois d'hiver, de printemps et d'été en apprenant tout des gestes quotidiens dont il ne soupçonnait pas jusque-là l'existence.
Ici, la nature est souveraine, et pour vivre les habitants n'ont pas le choix que de s'adapter et de continuer à faire tous les jours les gestes indispensables à leur survie dans ce milieu rude et souvent hostile. Les enfants sont chargés d'un certain nombre de tâches après l'école, ils doivent aider en toutes saisons.
Ici, il y a Blanche aussi attentionnée qu'une mère, Albert son mari et Eloi, le frère jumeau d'Albert. Il y a aussi Louis le père qui lui demande un jour de l'appeler Pépé. Et puis il y a Moinette qui n'a que dix ans mais en sait plus que lui sur tout et lui apprend tout ce qu'il doit savoir. Et puis il y a Olga qui mène le lait aux soldats Italiens, présents dans le village, et trouble le jeune garçon par sa maturité de jeune fille.
Peu à peu, Paris et la guerre vont lui sembler de plus en plus lointains. Il va mettre encore plus de distance entre sa famille et lui, son ancienne vie et la nouvelle, d'autant plus facilement que les lettres se font rares.
Quand il ne va pas bien, qu'il est nostalgique de son passé, il dessine en couleur ce qu'il voit ou imagine, aidé par Martin, le jeune aveugle qui a les "yeux au bout des doigts" et comprend tout de suite que Vincent a besoin de mots, de couleurs et de poésie pour vivre heureux. Ainsi les saisons passent : l'hiver est blanc, le printemps vert et l'été...jaune.
Saison après saison, le jeune Vadim devient vraiment Vincent et va vivre des mois magnifiques. Mais la guerre le rattrape...elle n'est jamais bien loin.
Comment sera pour lui la couleur de l'automne ?
Vincent est constamment le garçon qui "n'a pas" vu, "pas" entendu, "pas" goûté, "pas" senti, "pas" touché, pareil à ce printemps des premiers jours, une forme floue, définie par défaut_ "pas" l'hiver.
Il se demande ce que la neige dissimule, à quoi ressemble le paysage une fois la neige fondue. Si la vallée ne va pas disparaître tant la neige semble la matière même de toutes choses. Il se rappelle que le blanc contient le spectre des couleurs...
Mais quand le blanc se décompose, quelles couleurs apparaissent ?
Le train est de nouveau bloqué. Depuis les hauteurs, on dirait le jouet oublié par un gosse un jour de froid, trois wagons immobiles au fond de la vallée, ensevelis sous des monceaux de neige.
Mon avis
Voilà un petit bijou de poésie qui transporte le lecteur au cœur de la haute montagne alpine, dans cette vallée perdue à deux pas de la frontière suisse. Il y a dans le regard de Vadim (Vincent) tout l'émerveillement de l'enfance, l'exaltation des premières fois, de la découverte, l'étonnement de l'enfant de la ville qui découvre la nature encore sauvage, la vie dans une ferme, les gestes du quotidien pour prendre soin des animaux et de la terre, les relations chaleureuses entre les gens, de belles personnes qui donnent sans rien attendre en retour et partagent sans poser de questions. Ce sont des gens d'une grande humanité, aux vies pourtant modestes.
Ce livre est avant tout un roman initiatique. Vincent doit apprendre à mentir pour cacher sa véritable identité, à décrire la famille Dorselles au lieu de la sienne quand on lui pose des questions sur ses parents. Il doit finalement tout apprendre de la vie quotidienne et devenir un autre tout en acceptant aussi les changements dans son corps, l'éveil des sens qui lui fait mal au ventre, la beauté de la nature qui lui coupe le souffle comme l'asthme, le feu d'artifice de ses émotions qu'il a du mal à maîtriser et lui fait voir la vie en couleur.
Ce roman est bien entendu un bel hommage aux savoyards parmi lesquels de nombreux justes ont sauvé des vies durant la seconde guerre mondiale en permettant à des enfants de se cacher et à des familles persécutées de passer la frontière pour atteindre la Suisse.
L'écriture de Valentine Goby est tout simplement magnifique. Les personnages sont très attachants.
C'est un très beau livre, qui au-delà de la grande Histoire, nous offre des pages emplies de poésie, même si parfois tellement contemplatives que certains lecteurs pourraient s'y perdre. Moi j'ai aimé...
Il faut prendre le temps de le lire, de marcher dans les pas du jeune garçon, déployer toute notre imagination et donner du temps au temps pour entrer dans ce roman avec les yeux de Vincent.
J'ai adoré lire ces pages qui offrent une parenthèse bienvenue dans notre monde d'aujourd'hui tellement violent et désespérant.
Du même auteur vous trouverez sur mon blog :
Pour la première fois il laisse Paris lui revenir dans le cœur. Ça porte un nom : la nostalgie. Elle signe la fin de l'enfance, il ne s'en rend pas compte, en devine seulement le poison suave.
Maintenant Vallorcine, est relié au dehors. À Chamonix. À Paris. Et soudain ça lui vient : aux Allemands. Les Allemands ont des voitures, chuchotent les chauves-souris. Du carburant. Des chars. Ils ont traversé les Ardennes, plié sous leurs chenilles une forteresse végétale rien ne les empêche de grimper une route de montagne où l’hiver s’est un peu attardé.