Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Elle n'a pas vu les arbres. ça la sidère aujourd'hui, cinquante ans plus tard. Elle fait le tour des ruines les pieds dans la boue et les feuilles pourries, et elle regarde la forêt autour, la profonde forêt de la Bucaille....
Elle se souvient des pièces closes. Des images de la maladie. De la langue de la maladie. Il n'y a pas eu d'arbres. la mémoire est une somme d'images vivantes et de fenêtres murées.
J'ai lu peu de livres de Valentine Goby et je la connais mieux à travers ses écrits pour la jeunesse. Ainsi depuis que j'avais lu et présenté "Banquises" en 2013 et "Kinderzimmer" en 2017, je n'avais plus rien lu d'elle. Je me suis donc décidée à emprunter à la médiathèque ce titre dont j'avais beaucoup entendu parler.
Paul et Odile Blanc tiennent un café en plein centre de La Roche Guyon. Le samedi soir on y valse au son de l'harmonica de Paulot et de ses amis. Le couple y vit heureux dans les années d'après-guerre. Ils ont trois enfants, Annie, Mathilde et le petit dernier, Jacques.
Paulot est généreux, il aide des campeurs et garde leur matériel toute la semaine gratuitement, et il oublie souvent de faire payer ses amis.
Avant la naissance de Mathilde, le couple a perdu un petit garçon et le père ne s'est jamais remis de cette perte. Il voulait un fils à tous prix et il a toujours favorisé chez Mathilde, son côté "garçon manqué". Elle qu'il n'hésite pas à appeler devant tout le monde "mon p'tit gars", partage donc avec lui les parties de pêche...tandis qu'elle le regarde faire danser sa sœur avec envie. Puis Jacques est arrivé, fragile et timide, rien à voir avec le fils dont Paulot rêvait en secret...
Un jour Paulot suite à un accident, se retrouve avec des côtes cassées. Une d'entre elle a perforé son poumon et il attrape une pleurésie qui va laisser place peu à peu à la tuberculose, la peste blanche. Il ne croit pas à sa maladie. La famille vend le bar et s'installe dans la maison d'en face, achetée pour une bouchée de pain.
Mais voyant que tout le monde les fuit par peur de la contagion, ils finissent par quitter le village, isolant Paulot de sa vie d'avant et déracinant un peu plus les enfants déjà malmenés par les réflexions à l'école et dans la rue...
Finies pour toujours les soirées heureuses au Balto. Paulot n'y jouera plus jamais de l’harmonica alors que c'était toute sa vie.
Le paquebot blanc c'est le sanatorium d'Aincourt où les parents de Mathilde sont tous les deux envoyés quand on découvre qu'ils sont atteints de tuberculose. La famille éclate, Mathilde et son frère sont placés dans des familles d'accueil séparées, tandis qu'Annie l’aînée, va vivre à Paris.
Mathilde Blanc revient cinquante ans après sur les lieux de son adolescence, là où alors qu'elle n'avait pas encore 17 ans, elle a vu ses parents enfermés.
Mathilde qui avait tenté d'accrocher le regard de son père toute son enfance, tandis qu'il n'avait d'yeux que pour Annie, la grande sœur qui a fui devant le malheur des siens, va tout faire pour réunir cette famille tant aimée. Elle avancera le plus courageusement possible dans cette vie semée d'embûches, ira voir ses parents tous les week-ends, fera front contre l'exclusion, les décisions des assistantes sociales, les médecins...
Alors qu'elle ne reconnait rien des lieux ou presque et qu'elle s'assoit sur un banc elle se rappelle sa vie misérable et la volonté qui a été la sienne pour tenter de s'en sortir toute seule, sans l'aide des services sociaux jusqu'à obtenir son premier travail rémunéré...
Elle se souvient des comprimés avalés dans le car, du sol mou à la descente. Elle ne sait pas si elle a voulu mourir. Elle a voulu que quelque chose s'arrête. Devenir personne...
Elle ne veut plus être Mathilde Blanc.
Le personnage de Mathilde est très touchant. Le lecteur se prend d'affection pour cette jeune adolescente déterminée et rebelle, que tout le monde rejette mais qui va cependant de temps en temps accepter une main tendue pour être aidée. Elle rencontrera quelques personnes généreuses, comme Walid qui l'emmènera en voiture jusqu'au sanatorium sans rien lui demander, les boulangers chez qui elle trouvera de temps en temps de quoi manger sans payer, Jeanne, un peu simplette qui lui offrira son amitié et bien davantage, mais surtout la directrice du lycée, qui fera tout pour l'aider à obtenir son diplôme, tout en cherchant à mieux lui faire comprendre le monde qui l'entoure et en particulier, la Guerre d'Algérie qui bouleverse le pays.
Le poids des responsabilités qui incombe à Mathilde, la dignité et le courage dont elle fait preuve, ne pourront que toucher le lecteur. On se demande comment elle va pouvoir s'en sortir malgré sa volonté, les privations et cette émancipation qui l'oblige à devenir adulte trop tôt, au risque d'oublier sa propre vie et ses propres désirs en chemin.
C'est une histoire toute simple, sans fioriture, inspirée d'une histoire vraie où la maladie prend toute la place. Elle retrace une période du XXe siècle où seulement les salariés avaient droit à la Sécurité Sociale et où toute maladie détruisait d'un coup des familles entières, faute d'avoir l'argent suffisant pour être soignés convenablement et rapidement. Les parents de Mathilde s'aiment profondément mais sont totalement imprévoyants car bien entendu, possédant un café, ils auraient pu avoir de l'argent de côté comme tout le monde le pense tout bas.
Il m'a fallu du temps pour entrer dans l'histoire de cette famille. J'ai trouvé par moment ce roman d'une grande tristesse, quasi éprouvante pour moi, mais je voulais arriver au bout et savoir comment Mathilde allait s'en sortir.
Il a su me toucher par moment, me mettre en colère dans d'autres, et en tous les cas mérite d'être découvert, car il constitue un pan de notre histoire sociale. Il ne faut pas oublier que les "trente glorieuses" dont on parle beaucoup ces derniers temps, ne l'ont pas été pour toutes les familles.
"Mieux vaut la liberté dans la pauvreté que la richesse dans l'esclavage".
Est-ce qu'on peut être libre sans argent ? Mathilde le sait, la pauvreté est une prison. N'empêche : elle a voulu son émancipation, préférant la misère aux tyrannies de la veuve et de l'assistance sociale.