Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Brest est notre cassure, la sienne, la nôtre, la capitale du séisme, Brest est ce qui nous reste, l'eau s'est refermée, le mystère a été bu. "Informer, c'est déjà trahir", murmurait-on durant la guerre. Nous ne parlerons jamais de la disparition de Paol, c'est un "blanc" dans nos conversations, nous évitons ses états de service, ses garnisons, jusqu'à ses adresses à Saigon, à Brest, à Kergat.
Longtemps, je ne sus quasiment rien de lui hormis ces quelques bribes arrachées, ces miettes. Elles menaient toutes au gouffre de l'Allemagne nazie.
Prix Giono 2019
Longtemps l'auteur n'a pas su grand chose de Paol, son grand-père, arrêté par la Gestapo début septembre 1943, suite à une dénonciation, emprisonné et torturé, avant d'être envoyé en Allemagne où il mourra en 1944 en déportation dans les camps.
Personne ne sait exactement de quoi il a été accusé. Il ne rentrera jamais chez lui. Le silence s'abat alors sur sa famille, sur Jeanne, la grand-mère mais aussi Pierre, le père de l'auteur.
L'auteur nous parle alors de l'histoire familiale, de l'oncle parti en Angleterre pendant la guerre, porteur de divers documents rangés dans des boîtes étanches, pour ne revenir que des années après.
De Pierre son père, envoyé en pension après le drame et qui est devenu mutique, ne parlant jamais du passé, ni de son enfance.
Avec courage, l'auteur se lance dans de longues recherches dans les archives, questionne, cherche des témoignages de ceux qui ont côtoyé Paol ou qui le connaissait. Il tente ainsi de recouper les informations et de comprendre les rouages de l'histoire.
En chemin il retrace donc aussi la grande Histoire.
Il nous parlera en particulier du camp de Dora où de 1943 à 1945, 60 000 prisonniers, dont Paol, ont travaillé dans des sous-sols humides pour fabriquer et cacher les V2, ces ancêtres des fusées américaines, des missiles dont l'armée nazie avait bien besoin pour gagner la guerre.
C'est un camp dirigé entre autres par Wernher von Braun, qui après la guerre, comme la plupart des chercheurs allemands deviendra "un honorable citoyen" et fuira l'Allemagne pour devenir citoyen américain en 1955. Il est avec son équipe, le père de la fusée Saturne et a bâti son empire américain sur les milliers de prisonniers morts en déportation...
N'en déplaise à Von Braun et à son sourire triomphal, sa conquête des étoiles avait dû franchir d'abord la porte des enfers. Les prisonniers de Dora en firent les frais, Paol parmi eux. Comment l'oublier en regardant le ciel ?
J'ai découvert l'auteur il y a deux ans avec "Fortune de mer" dont j'ai parlé sur ce blog ICI, un court mais intense polar qui se passe sur l'île d'Ouessant. Jean-Luc Coatalem venait d'obtenir le Prix Fémina 2017 pour "Mes pas vont ailleurs" que je n'ai pas encore lu, et le Grand Prix de la Langue française en 2017 également.
Dans "la part du fils", l'auteur dit vouloir apporter des réponses à Pierre, son père qui n'a jamais voulu remuer le passé. Il tente d'ailleurs quasi désespérément d'établir un dialogue avec lui, de comprendre ses larmes muettes, de permettre au petit garçon à qui on a volé son enfance d'exprimer enfin sa peine, et de mettre des mots sur l'incompréhension. Mais il cherche aussi ces réponses pour lui-même, car être le petit-fils de Paol n'est pas plus facile quand on ne sait rien de son passé.
Le ton employé par l'auteur est d'autant plus bouleversant qu'il ne cherche en aucune manière à nous émouvoir. Il décrit certaines scènes avec une telle distance qu'elles en deviennent encore plus poignantes.
Peu à peu, de lectures d'archives en témoignages de toute sorte, il reconstitue l'histoire de son grand-père et nous entraîne dans sa quête.
J'ai aimé le suivre dans ses doutes et ses réflexions personnelles... j'ai aimé la force de ce roman intimiste qui nous emmène, vous l'aurez compris, bien au-delà de l'histoire personnelle de l'auteur.
Paol avait connu la Grande Guerre et s'était battu à Verdun en 1916, puis avait fait la Guerre d'Indochine en 1929, avant de s'engager dans la résistance...comme tant d'autres.
N'oublions pas tous ces héros qui comme Paol ont donné leur vie pour notre liberté.
J'étais toujours ému par les photos de lui prises à la fin de 1929, comme indiqué au verso d'une écriture serrée et pointue, où les consonnes sont parfois plus grandes que les voyelles. Elles étaient devenues le catalyseur de ma rêverie. Celle notamment où Paol est assis sous un palmier hirsute. Elle fait partie de trois images saigonnaises, tel un découpage de film de cinéma muet...
La vérité d'un homme, ce peut être aussi sa souffrance. Mais même si elle était insoluble, insécable, jamais partagée, elle pesait sur moi par contrecoup. Ce poids de mémoire close était devenu le mien. J'en restais meurtri, dépossédé de ma propre histoire. Qu'aurai-je pu faire sinon la remonter, l'éclaircir et la raconter ?
Ne rien tenter de savoir, n'était-ce pas les abandonner les uns et les autres, et me perdre à mon tour ?