Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Une douleur lancinante s'éleva dans sa poitrine et se changea en un soupir de tristesse qui lui déchira le cœur. Ses lèvres frémirent comme si elle allait dire quelque chose, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Les éclats de verre de ses rêves brisés lui écorchaient les yeux.
De nombreuses fois elle a écouté ainsi la voix qui montait en elle mais elle s'est tenue coite. Maintenant, qui sait combien de blessures ont marqué son coeur...
Elle a enfermé toutes les aspirations de son cœur avec ses souvenirs dans la cantine en métal grisâtre qui l'a accompagnée depuis la maison maternelle.
Ce recueil composé de 14 nouvelles a été remarquablement traduit du hindi par Francis Evrielle et Nicole Guignon pour onze d'entre elles et Marguerite Gricourt pour les trois autres.
Il est paru en Inde en 2000 et vient d'être édité en France pour la première fois, grâce à L'Asiathèque, un éditeur dont je vous ai souvent parlé, qui publie en même temps "Joothan, autobiographie d'un intouchable", qui est tout simplement l'autobiographie de l'auteur, Omprakash Valmiki. Je vous l'ai présenté ICI dernièrement.
Dans ce présent recueil de nouvelles, l'auteur qui, je vous le rappelle, appartient lui-même à la caste des Dalits (mot qui signifie "brisé","opprimé") ceux qu'on appelait anciennement les Intouchables, nous raconte les difficultés de vivre de cette communauté, condamnée par la société à être considérée comme inférieure aux autres.
Dans la première nouvelle, "Salaam" qui signifie "allégeance" "salutation" et qui a donné son nom au recueil, l'auteur nous fait entrer immédiatement dans l'ambiance.
Kamal et Harish se sont connus à l'école et sont devenus amis. Kamal qui est brahmane, connaît la caste de son ami et accepte de participer aux cérémonies de son mariage. Mais faisant partie du cortège, il prend de plein fouet lui-aussi les humiliations perpétrées par des habitants du village. Il réalise alors que tout ce que son ami Harish lui décrivait est bien réel, et que le rejet vécu par les dalits est le lot quotidien de leur triste existence.
En nous parlant d'un rituel immuable imposant aux jeunes mariés de basses castes de se rendre de maison en maison (de castes supérieures) pour y récolter des cadeaux (rituel que Harish va d'ailleurs refuser de faire)...l'auteur nous décrit la prise de conscience de Kamal qui se souvient alors de la réaction exagérée de sa propre mère à l'annonce de leur amitié naissante.
Une nouvelle riche en espoir pour l'avenir, puisque tous deux sont et resteront amis malgré leur différence de caste...
Chaque fois qu'il voyait un jeune marié ou une jeune épousée aller ainsi de porte en porte, Harish avait l'impression qu'on mettait en pièces sa dignité. Le marié qui faisait la tournée en compagnie de la fanfare lui semblait n'être qu'une créature faible et soumise...
Les autres nouvelles du recueil ont pour cadre la ville où les dalits sont le plus souvent regroupés dans des quartiers périphériques. Pour s'en sortir les personnes n'ont qu'une seule façon de survivre, c'est d'accepter leur sort ou au contraire de cacher leur statut.
Si par malheur leur caste est mise à jour, ils perdront tous leurs acquis, leur travail, leurs connaissances et amis. Ils ne liront alors sur le visage de leurs voisins ou collègues de travail, que mépris et dégoût profond, là où il y avait de la bienveillance ou même de l'amitié.
Ils seront mis hors de leur logement et se retrouveront à la rue ("Où pourrait bien aller Satich ?"mon premier coup de coeur dans ce recueil).
Certains abandonnent alors leur famille, préférant couper totalement les ponts plutôt que de prendre le risque que quelqu'un par hasard découvre leurs origines. Ils cachent même leur famille à leurs propres enfants ("Tempête").
D'autres encore se révoltent...
S'il ne cache pas leur caste, ils ne vivent que humiliation au travail et à l'école, harcèlement moral et physique. De plus, trouver un logement devient le parcours du combattant car personne ne veut les avoir sous leur toit.
Il avait toujours eu l'impression d'avancer au milieu des épines. La caste jouait un rôle important non seulement dans les conversations courantes, mais aussi pour les décisions importantes. Plusieurs fois ses compétences avaient été sous-estimées. On essayait de le maintenir éloigné des travaux à responsabilités.
D'autres nouvelles ont pour décor les campagnes. Là, le poids des traditions est encore plus lourd à porter. L'injustice sociale est encore plus forte et les brahmanes dominent le village quoi qu'il advienne. Ils auront toujours raison en tout et les dalits ne doivent surtout jamais prétendre le contraire. Ils doivent obéir. Ils se font rouler ("Vingt-cinq fois quatre, cent cinquante"), sont accusés d'actes qu'ils n'ont pas commis ("Le meurtre d'une vache"), abandonnent leurs rêves ("Nomades")...et veulent garder coûte que coûte leur dignité ("Amma", mon second coup de coeur).
Ceux qui par hasard veulent changer les choses parmi la population se voit muter aussitôt...
L'auteur dont l'autobiographie bouleversante a été pour moi la plus enrichissante découverte de cet automne, me ravit à nouveau à travers ces nouvelles incroyablement précises, riches en dialogues et parfaitement rythmées, qui font entrer le lecteur dans une ambiance particulière et le submergent d'émotions de toutes sortes.
L'auteur aborde en particulier le système des quotas mis en place par le gouvernement pour contrer ce système inégalitaire des castes. Ces mesures de discriminations positives n'ont malheureusement pu profiter qu'à une minorité qui en plus se heurte à des représailles...
Nous ne pouvons qu'éprouver de l'empathie et un profond sentiment de révolte, devant ces faits décrits, et la vie de ces dalits, offensés quotidiennement dans leur dignité depuis des siècles et qui voient leur rêves de changement brisés à jamais. Les femmes en plus souffrent de leur condition de femmes et de leur statut d'intouchables. La violence physique et le viol se rajoutent à leurs souffrances quotidiennes.
Lorsque l'être humain devient un prédateur, il ne voit même plus qui est parent, qui est étranger, tout ce qu'il lui faut c'est une proie...
Les nouvelles sont courtes et faciles à lire. Elles sont accessibles à tous même aux lycéens. Certaines sont davantage chargées en émotion que d'autres. Le cadre varie et les personnages aussi, rendant la lecture très enrichissante. C'est une belle façon d'entrer dans la société indienne, à la fois passée et contemporaine...
Alors que la violence et l'humiliation continuent à être le lot quotidien des dalits, comme nous en avons déjà parlé lors de la présentation de l'autobiographie de l'auteur, la lecture de ce recueil me paraît indispensable pour prendre conscience de ces injustices, inacceptables au XXIe siècle.
Vous pouvez aller lire l'avis de Yves ci-dessous...