Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je veux une poésie qui s'écrive à hauteur d'hommes. Qui regarde le malheur dans les yeux et sache que dire la chute, c'est encore rester debout.
Nous avons besoin des mots du poète, parce que se sont les seuls à être obscurs et clairs à la fois. Eux seuls, posés sur ce que nous vivons, donnent couleurs à nos vies et nous sauvent, un temps, de l'insignifiance et du bruit.
Voilà longtemps que je voulais vous parler de ce recueil de poésie qu'une amie m'a offert l'année dernière. Mais comme je vous l'ai dit lundi, je ne lis jamais les recueils d'un seul coup : je les lis poème après poème et celui-ci ne déroge pas à la règle car en plus il est très dur, donc il faut du temps pour avoir le cœur de passer d'un poème à un autre.
Finalement cela tombe plutôt bien que j'en parle cette semaine à l'occasion du Printemps des Poètes...
Laurent Gaudé est un auteur très connu. Il écrit des romans, des nouvelles et des pièces de théâtre. Il a obtenu le Prix Goncourt en 2004 pour son roman "Le soleil des Scorta" et vous trouverez sur ce blog, en plus de ce dernier titre, trois autres chroniques..."Eldorado" ; Danser les ombres ; et Pour seul cortège.
Je connaissais donc l'amour de l'auteur pour les sujets difficiles et poignants, car c'est un auteur que j'aime pour ça justement et que je lis souvent... mais, c'est la première fois que je lisais ses poèmes.
Ce recueil est composé de huit poèmes dont certains sont inédits. L'auteur donne la parole aux peuples oubliés par l'histoire, aux réfugiés en quête d'une terre...à tous ceux qui ont souffert pour survivre ou parce que victimes de la violence des hommes.
C'est un recueil coup de poing et coup de gueule, où l'auteur laisse libre court à sa révolte, à la souffrance qu'engendrent ces images devenues trop banales dans nos médias et qui laissent trop de monde indifférent...
"Korshak" est une prière faite...non pas à Dieu, mais aux hommes. C'est la prière des hommes qui ne sont plus là, ceux qui ont été engloutis, ceux qui sont exploités, ceux qui se sentent à 20 ans à peine, déjà vieux, ceux qui sont en colère... mais inutile de s'adresser à Dieu même à genoux, il n'écoute rien.
"Le chant des sept tours" est un hommage aux milliers d'esclaves qui ont quitté leur terre sous les coups et le fouet, et ont été privés pour toujours de liberté.
Le titre fait référence à l'arbre de l'oubli. Les esclaves enchaînés et marqués devaient faire sept fois le tour de l'arbre (en réalité les femmes faisaient sept tours et les hommes neuf).
A chaque tour, ils oubliaient leur origine, leur pays, leurs coutumes et leur identité. Ainsi, ils devenaient dociles et obéissaient en tout. Puis ils attendaient, vaincus, les navires...
J'avoue que je n'avais jamais entendu parler de cette étrange coutume avant de lire ce poème.
A la fin du poème un homme va faire le tour de l'arbre à l'envers...des cris vont alors sortir de ses entrailles et il retrouvera son humanité. L'arbre du retour existe réellement et assure le retour au pays de leur âme après leur mort.
"Et pourquoi pas la joie" nous parle d'Haïti après le tremblement de terre et de la vie qui tente de reprendre ses droits.
En voici un extrait...
Et pourquoi pas la joie ?
Au milieu de nos villes escaliers
Où les murs de parpaing suent du béton,
Où les fils électriques dessinent, sur les toits, des ciels d'araignées,
Et pourquoi pas la joie ?
Le temps d'une corde à sauter qui fait tourner le monde,
D'un ballon fatigué qui court de jambes en jambes
Et soulève la pauvreté dans les cris d'enfant,
Et pourquoi pas la joie ?
Les pieds dans l'immondice
Mais le regard droit.
Dans "Seul le vent", l'auteur nous parle des milliers de réfugiés syriens qui fuient la guerre et doivent rejoindre un camp de réfugiés pour s'y installer sous des tentes de fortune, dans le froid et le vent, alors que l'hiver approche.
Voici encore un extrait...
...
Que sommes-nous devenus ?
Nous étions hommes forts,
Paysans aux mains de pierre.
Nous étions pères de famille au sourire large
Prodiguant des conseils
Et veillant sur la tête de nos enfants.
Nous étions hommes au travail,
Courageux à la peine.
Nous étions combattants parfois,
Pour que notre peuple ne soit pas qu'un nom que l'on se transmet de père en fils, dans le secret des veillées,
Mais une terre aussi.
...
Dans "Si jamais un jour tu nais"...c'est du peuple kurde qu'il nous parle.
Si un jour tu nais,
Ne crois pas que le monde se serrera autour de toi,
Pressé de voir ton visage,
Dans une agitation de grands festins.
N'imagine pas qu'on se bousculera,
Que chacun voudra te regarder, te prendre dans ses bras, te recommander aux dieux.
On t'a parlé des cris de joie qu'on pousse à la naissance d'un enfant,
On t'a dit la liesse,
Les coups de feu tirés en l'air,
Les tambours,
La clameur des hommes qui fêtent la vie,
Oublie tout cela.
Si jamais un jour tu nais,
De joie, il n'y en aura pas.
Mais l'inquiétude sur le visage de tous,
Comme toujours, l'inquiétude _
Ta venue au monde ne fera naître que cela.
...
"Notre-Dame-des-Jungles" parle bien sûr, vous l'avez compris, de la Jungle de Calais.
L'homme est tombé.
Souillure de vie de rien.
Sourire de honte.
Kurdes, Vietnamiens, Iraniens, Afghans,
Côte à côte,
Résignés,
Insensibles à la douleur les uns des autres
Car il faut tenir,
Ne se préoccuper que de soi.
"De sang et de lumière" est un cri de colère dans lequel l'auteur montre du doigt l'Europe et ses contradictions en matière d'immigration...cette Europe qui a déjà tant souffert, celle d'où il vient et qui avant, savait parler de fraternité.
Un très beau texte dans lequel l'auteur nous parle aussi de ses origines et de ses ancêtres, de l'histoire commune des peuples qui l'habitent mais aussi de ce (et de ceux) qui relie l'Europe à la Méditerranée.
"Le serment de Paris" est un hommage aux victimes des attentats de tous les pays...
Maudits soient les hommes qui prient Dieu avant de tuer.
Ils ne nous feront pas flancher.
Leur haine, nous la connaissons bien.
Elle nous suit depuis toujours,
Nous escorte depuis des siècles,
Avec ces mots qui sont pour eux des insultes,
Et pour nous une fierté :
Mécréants,
Infidèles,
Je les prends, ces noms.
Juifs, dépravés, pédérastes,
Je les chéris,
Cosmopolites, libres penseurs, sodomites,
Cela fait longtemps que je les aime, ces noms, parce qu'ils les détestent.
Nous serons toujours du coté de la fesse joyeuse
Et du rire profanateur,
Nous serons toujours des femmes libres et des esprits athées,
Communistes, francs-maçons,
Je les prends,
Tous.
Voici donc un recueil à découvrir...un bel hommage empli d'humanité à ces femmes et ces hommes qui méritent le respect.
Et vous l'aurez compris, derrière les mots, témoins de la souffrance et des déchirements, l'auteur aborde le terrorisme, l'esclavage, la jungle de Calais, l'exil forcé, les guerres et toutes les souffrances des hommes à travers des poèmes poignants qui incitent à rester debout et à se battre pour un monde plus humain...
Je veux une poésie qui défie l'oubli et pose ses yeux sur tous ceux qui vivent et meurent dans l'indifférence du temps.
Ce recueil de poésie entre dans le challenge de Philippe "Lire sous la contrainte"... enfin s'il accepte les recueils de poésie.
Le titre de mon livre devait comporter un des sons suivants...c'est donc ma première participation à son challenge.