Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J'avais pensé que les démons reposeraient enfin. Je pensais que la rage et la haine que les hommes du Sud peuvent ressentir à l'égard de leur père, cette rage et cette haine si anciennes et si atroces qu'elles ne peuvent se décrire, je pensais que tout ce poids s'envolerait de mes épaules et que je serais libre.
Je ne l'ai pas été. Pas un jour. Pas une foutue heure.
On ne présente plus Robert Goolrick. Il s'est fait connaître en Europe suite à son talentueux premier roman traduit en français, "Une femme simple et honnête" que j'ai lu au printemps dernier, n°1 sur la liste du "New York Times", et dont une adaptation cinématographique doit sortir prochainement sur les écrans.
Depuis, je m'étais promis de tenter la lecture d'une autre de ses oeuvres et à défaut de trouver "La Chute des Princes", Prix Fitzgerald 2015, ou "Arrive un vagabond", Grand Prix des lectrices de Elle en 2013, déjà empruntés par d'autres lecteurs de la médiathèque, j'ai pris négligemment "Féroces", son premier roman écrit, sans rien savoir de l'histoire...
Sans savoir que ce récit terrible, où l'auteur raconte son enfance en Virginie dans les années 50, me laisserait sans voix, dans l'incapacité de parler de cette histoire qui est la sienne pendant plusieurs jours car cela fait plusieurs jours que j'ai terminé cette lecture et je ne sais toujours pas que vous dire.
C'est en prenant du recul, et en me disant que ce récit intense où l'auteur nous raconte son enfance fracassée l'année de ses 4 ans, est avant tout une oeuvre littéraire d'une grande portée, que je me décide à en parler sur ce blog.
Lorsqu'on ne reçoit pas d'amour de ceux qui sont censés nous aimer, on ne cesse jamais de le rechercher, ensuite, comme un amputé à qui sa jambe coupée manque toujours, comme l'ancien fumeur qui tend encore la main vers son paquet après le déjeuner, quinze ans plus tard...
L'auteur vient de perdre son père et la famille a enterré ses cendres dans le jardin de la maison familiale, à côté de celles de la mère. Il a creusé lui-même la terre et se retrouve maintenant avec l'envie de parler de son enfance.
Dans une première partie plutôt gaie, l'auteur nous dépeint sa vie dans une famille bourgeoise aux apparences tranquilles. Le père est professeur d'université, la mère s'occupe de son foyer et de ses trois enfants.
C'est une famille très originale dans sa façon de vivre, un couple admiré par tous, qui sait organiser des fêtes joyeuses et recherchées.
Les vacances se passent chez les grands-mères comme pour tous les enfants. Il y a des jeux, des moments drôles qui décrivent très bien l'insouciance de la vie dans les années 50...
La famille est heureuse, pas forcément très riche mais elle ne manque de rien. On y soigne toujours les apparences, le père est charmant, la mère est d'une élégance exquise, les robes du soirs virevoltent, et les cocktails coulent à flot dans les gosiers assoiffés des fêtards...
Seul bémol, les parents rentrent souvent un peu trop alcoolisés malgré leur image de famille parfaite et les disputes font rage.
Les enfants ont un seul interdit : NE JAMAIS PARLER D'EUX à l'EXTERIEUR, ni aux copains, ni à l'école.
Ne jamais parler des disputes des parents, de leurs remarques acides, de leur désamour pour ce fils qu'ils voudraient ne plus voir alors qu'ils adorent l'aîné et entourent leur fille de toute leur sollicitude.
Lui, c'est celui qui les empêche d'oublier le crime qu'ils ont commis sur lui...
C'est celui qui raconte...
C'est l'auteur.
L'auteur alterne le récit de ses années heureuses, ou presque, avec celui de ses années de perdition, de beuveries, de problèmes psychiatriques, de drogue où dominent son envie de mourir et d'être aimé, ainsi que les soins à l'hôpital pour tenter de faire cesser les scarifications qu'il s'inflige...
J'était fatigué d'être un enfant. Fatigué de faire semblant d'être innocent, drôle et avenant, intelligent et tellement attachant.
J'avoue que j'ai été plutôt déroutée par ce récit autobiographique que l'auteur intitule pourtant "roman". Il nous offre un récit décousu, tout en désordre. Il revient tantôt sur son enfance, tantôt sur sa vie dissolue et déséquilibrée de jeune adulte, puis retourne à son adolescence....
Il se met souvent à nous raconter un de ses souvenirs, mais passe par mille autres anecdotes, pour ne pas avoir à le faire tout de suite, créant un malaise, nous empêchant de nous fixer sur l'événement en question, et bien sûr nous permettant de deviner qu'il a bien autre chose à nous révéler...
Le lecteur entre alors dans une phase de questionnement : l'intensité du récit est à son comble, au fur et à mesure que nous remontons dans le passé.
Lorsque l'auteur aborde le récit de son drame, j'ai failli lâcher ce livre, me demandant que faire de ces confessions, de cette violence, et de cette envie de mourir qu'il nous relate avec ses mots à lui...
Pourtant le ton employé par l'auteur est empli de douceur lorsqu'il parle de sa mère. On sent qu'il n'a jamais cessé de l'aimer, ni d'aimer son bourreau...
Mais pour comprendre pourquoi les maux (mots) mettent tant de temps à sortir, il m'a fallu poursuivre la lecture...à un moment je me suis même demandée pourquoi je le faisais. En fait le récit nous invite et nous incite à ne pas oublier...
L'auteur d'ailleurs nous interpelle à ce sujet, dans un tout dernier chapitre, absolument poignant : il nous explique pourquoi il a décidé d'écrire ce livre... Et c'est une fois le livre refermé que le récit, remarquablement écrit par ce grand auteur américain, prend toute sa force.
Il est hors de question que je vous dise "lisez-le" ou "ne le lisez-pas" non... c'est impossible, car l'auteur a eu besoin de raconter son histoire, besoin de casser l'image irréprochable en apparence de ses parents, besoin de ne plus taire ce qui l'a rendu si fragile et si incapable d'aimer, et que sa vie durant il a caché à ceux qui l'ont cotoyé.
Il a eu maintes fois l'impression d'assister à sa propre mort, tant il a été torturé par le passé.
Comment ses parents ont-ils pu continuer à faire comme si...c'est la question en effet que l'on se pose en reposant ce livre, comme l'auteur le fait lui même dans ces pages terribles où il nous dit tout sur le drame de sa vie.
C'est sur ce questionnement qu'on le referme, et la première moitié du livre qui nous était pourtant apparue si légère et presque raffinée, nous semble tout à coup glauque et tout à fait abjecte...
On a tendance à vouloir aimer sa famille. En fait, on a même tendance à le faire.
(...)
Même s'il nous arrive du mauvais.
Même si l'on choisit de couper les liens avec tout ce qui avait été pour nous "chez nous", pour redéfinir l'espace dans lequel on vit, les émotions qui nous paraissent les plus naturelles, notre manière d'aimer, on reste hanté par un sentiment persistant de deuil et d'admiration à l'égard des êtres que l'on a connus en premier et le mieux. Même si on ne leur adresse plus jamais la parole, ils demeurent nos premiers et nos plus purs amours. Il y a, pour chacun de nous, une époque où ils signifiaient tout.
Parfois, cette époque dure toute notre vie. Elle est aussi éternelle que notre souffle. Elle ne s'altère ni ne meurt.
Parfois, elle prend fin à un âge très précoce. On n'y peut rien. Il arrive des choses.