Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
De nombreuses légendes courent sur le fil de soie marin. Ma préférée est celle que me racontait Efisia, ma grand‑mère. La reine Bérénice offrit sa longue chevelure aux dieux en échange de la victoire de son époux, le pharaon Tolomeo. Ceux‑ci ordonnèrent à Zéphyr de l’emmener au ciel et de la transformer en constellation. Une nuit, prises de nostalgie, les étoiles s’approchèrent tant de la mer que les grandes nacres leur volèrent une touffe de chevelure et l’emportèrent dans les profondeurs marines...
Efisia a prêté serment à la mort de Pittifatta, sa grand-mère. Depuis qu'elle est femmina, et qu'elle a été initiée, elle est devenue comme son aïeule, gardienne des Grandes Nacres, ces bivalves vivant dans les fonds sableux au cœur des herbiers de Posidonie. Elle plonge inlassablement dans la profondeur de la mer méditerranée, en pleine nuit, pour ramener à la surface le long byssus de ces magnifiques coquillages. Puis, une fois revenue à terre, sur son île baignée de soleil, elle lave, teint, tisse ces précieux filaments de soie marine pour en faire de magnifiques vêtements, des châles ou des gants, ou simplement broder de jolis motifs sur des tissus. Elle les offrira ensuite à qui les voudra car "ils appartiennent à l'humanité" donc à tous et, il ne faut jamais gagner de l'argent aux dépends de la mer, sous peine de voir disparaître à jamais ces fils de soie précieux.
Mais plonger pour récolter le fameux byssus, c'est aussi une contrainte même si elle n'est pas ressentie comme telle, la femme doit y consacrer sa vie et ne jamais quitter son île. Tout le processus de la récolte au tissage est entouré d'un secret qui se transmet uniquement par les femmes et ne doit pas être souillé. La jeune fille initiée devra être pubère, elle pourra alors, en dehors de ses règles, plonger dans les eaux transparentes, après avoir prononcé la prière secrète.
C'est tout un rite et des gestes ancestraux qu'il faut apprendre par cœur.
Pittifatta qui s'était mariée avec Vittorio avait déjà consacré sa vie à cette récolte. Ils ont eu trois fils dont le père d'Efisia. Efisia devenue veuve très jeune, espérait transmettre son secret à Anna, sa fille, mais celle-ci n'aimait pas la mer, ni l'odeur, ni la vue des filaments. Elle avait même peur de mettre les pieds dans l'atelier et s'opposait au fond d'elle-même à tout ce qui comptait dans la vie de sa mère sur l'île. C'est donc à Rosalia, sa petite-fille qu'elle a élevée après le départ d'Anna pour le continent, qu'Efisia va transmettre le secret des femmina.
Mais Rosalia a fait des études, elle se consacre à la préservation des ressources marines, elle veut elle-aussi devenir gardienne des profondeurs, mais elle ne veut pas pour autant renoncer à sa vie actuelle, ni à l'amour : le monde a changé.
Il lui faut œuvrer différemment pour protéger son île.
Pourra-t-elle continuer à protéger les ressources marines quand les hommes veulent prendre toujours davantage à la terre ?
Alors Efisia la serrait fort dans ses bras. Près de la mer, toutes deux respiraient plus ample. Elles attendaient que la lune perce à travers les pins parasols. Elles patientaient jusqu'à ce que les fragrances résineuses s'épanouissent dans la nuit. Puis elles rebroussaient chemin à pas feutrés. Pour entendre longtemps, longtemps derrière elles, le grand poumon marin qui toujours respire.
Nous sommes sur une île méditerranéenne qui se situe au large de l'Italie (sans nul doute près de la Sardaigne). Les ancêtres d'Efisia viennent d'une île proche de Tabarka (en Tunisie). L'endroit déjà est auréolé de mystère et nous fait rêver : les eaux cristallines, les montagnes qui entourent l'île, les coquillages qui peuplent les fonds marins et jouent inlassablement leur rôle de filtre, le continent où personne ne va jamais, mais où les jeunes fuient de plus en plus souvent.
Les grandes nacres sont des bivalves, Pinna nobilis, les plus gros bivalves de méditerranée. Il y en a sur les côtes françaises et l'espèce est protégée en Europe. Le byssus pour ceux qui ne le savent pas (car j'ai vu beaucoup d'erreurs dans certaines chroniques sur la toile) est le "fil" que les grandes nacres fabriquent pour se fixer au substrat. Une fois le byssus coupé, le bivalve en fabrique un nouveau, mais il ne faut pas le récolter n'importe comment sous peine de blesser le coquillage. Cette soie marine a beaucoup été tissée dans des îles proches de la Sardaigne où actuellement d'ailleurs le byssus d'un autre coquillage plus petit (Atrina pectinata,) est employé en remplacement de celui des grandes nacres qui ont toutes quasiment disparues et sont très protégées. C'est donc une tradition ancestrale, connue depuis l'Antiquité, qui se transmettait "de femmina en femmina" et qui va disparaître.
Le roman reprend dans une première partie la vie des ancêtres femmes de la famille puis, dans une seconde partie, s'attache plus particulièrement à Rosalia, la plus jeune.
Les personnages féminins sont très attachants, ce sont des femmes fortes et rebelles chacune à leur manière, même Anna qui ne rêve que de s'opposer à sa mère et de vivre sa vie sur le continent en toute liberté et bien loin des traditions imposées. Elles doivent souvent renoncer à l'amour pour tenir leur parole et rester sur l'île pour accomplir leur destin.
Ce roman écologique sur le thème de la transmission entre génération et de la protection de la nature et de ses richesses, est très poétique, parfois lent car c'est aussi un hymne à la mer, au rythme féminin, au respect des saisons (c'est en mai et juin qu'il faut récolter le fil de soie). La mer est un personnage à part entière car elle est omniprésente à chaque page.
Le ton est tout en délicatesse et douceur. La tendresse entre les femmes est magnifique, le serment et la prière sont des preuves de l'engagement qui les unit car tout se joue autour des femmes, elles sont les "passeuses d'histoire", des traditions et de la protection de leur île. Elles seules peuvent dire la prière, plonger, récolter, filer et tisser ensuite. Les gestes sont transmis de génération en génération accompagnés par les mythes et légendes qui entourent la récolte qui se fait toujours dans le respect du bivalve qu'il ne faut à aucun moment blesser, ni ramener en surface comme le faisait pourtant leurs ancêtres quand à l'époque le bivalve abondait autour de l'île.
J'ai beaucoup aimé lire cette ode à la nature marine qui nous démontre, si vous en doutiez, l'urgence de sa préservation. La lecture de ce roman court (174 pages à peine en poche) et parfait pour les vacances, me permet de participer au Book Trip en mer de Fanja.
Quand elle arriva à la crique, les constellations pailletaient la mer. Elle enleva sa tunique et s'avança, émerveillée. Elle laissa les vagues se briser à hauteur de ses genoux et encercler sa taille. Elle voulait savourer leurs retrouvailles avant de s'immerger. Les traines lumineuses de la lune reflétées sous l'eau la guidèrent jusqu'aux posidonies. Au milieu, les grandes nacres se balançaient, aériennes et rosacées, au bout de leurs longs byssus. Elles étaient une cinquantaine à faire les belles...