Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
"Ici, c'est comme ça."
Cette phrase, elle l'entendrait souvent. A cet instant précis, elle comprit qu'elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c'était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance.
En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret.
Nous sommes en 1944, après la libération.
Mathilde, une jeune alsacienne d'à peine 20 ans, tombe amoureuse d'Amine Belhaj, un marocain venu combattre dans l'armée française. Malgré leur différence de religion, le couple se marie en France puis part s'installer près de Meknès.
Amine est considéré comme un traitre car il a servi la France et est revenu de la guerre en héros. Il est aussi montré du doigt parce qu'il a épousé une française, qui en plus d'être catholique, est blonde et plus grande que lui de près d'une tête.
Sa famille fait cependant un bon accueil à Mathilde. Mouilala, la mère, est heureuse du retour de son fils en héros. Le jeune couple vit un temps sous leur toit et Mathilde se lie très vite avec Selma, la jeune sœur encore adolescente.
Puis ils vont s'installer dans leur ferme. Amine met toute son énergie à tenter de tirer quelque chose de la culture de la maigre terre agricole reçue en héritage. Elle avait été achetée par son père, il y a des années. Le sol est rocailleux et sec, le travail est épuisant et ingrat.
Seule et isolée dans cette ferme éloignée de la ville, Mathilde va élever courageusement ses deux enfants. Elle se sent tous les jours un peu plus étrangère, et elle en souffre, mais n'oublie pas pour autant ses rêves. Elle adore le cinéma, les jolies coiffures et les tenues féminines, mais ils n'ont pas d'argent. Elle essaye d'éduquer et d'instruire du mieux possible Aïcha leur fille aînée en la scolarisant dans un établissement tenu par des religieuses qui accueillent les filles de colons. Aïcha est brillante ce qui est très vite remarqué. Les sœurs décident même de lui faire sauter une classe.
Dans les lettres que Mathilde envoie à sa sœur Irène, restée auprès de leur père, elle ment, lui décrivant le pays comme un petit paradis et sa vie comme un pur bonheur.
Mais en fait, le Maroc n'en peut plus du protectorat français, et le pays revendique son indépendance. Les colons qui vivent ici depuis des années, commencent à craindre pour leur vie.
Des groupes opposés à la France et à la présence des colons se forment et divisent non seulement le pays, mais les familles. Omar le frère d'Amine en fait partie. C'est un vrai nationaliste qui lutte activement pour l'indépendance de son pays. Il veut aussi continuer à enfermer les femmes sous l'autorité de leur père, frère ou mari. Omar a toujours été jaloux d'Amine, ce qui n'arrange pas leurs relations. Il pense que son frère a trahi doublement, en se battant dans l'armée coloniale, et en épousant une française.
Pendant que lui se réunit avec ses copains et qu'Amine travaille loin de chez eux, la jeune Selma est livrée à elle-même et se sent libérée. Leur mère qui a vieilli, est dépassée par les événements. Selma rate les cours, s'amuse avec ses copains, se met à sortir avec un jeune français. Un jour, le jeune couple se fait prendre en photo, ils ne retourneront pas la chercher et ils sont si beaux, que leur photo va être mise en vitrine. C'est Amine qui tombe dessus par hasard, lui qui ne vient presque jamais en ville. Lui si tolérant d'habitude et prêt à évoluer, devient quasi fou. Non seulement il se déchaine sur Selma qu'il va emmener à la ferme pour l'éloigner de la ville, mais il va battre Mathilde pour la première fois, l'accusant d'être la fautive de cette situation déshonorante pour la famille. La pauvre Selma va être mariée de force à Mourad, un ancien soldat qui s'est battu aux côtés d'Amine, qui est revenu au pays et qu'Amine a nommé régisseur de leur ferme, mais lui préfère les garçons ce qu'il ne peut avouer à personne dans ce pays si intolérant à ce sujet...
Tout dans le paysage était inattendu. différent de ce qu'elle avait connu jusqu'alors. Il lui aurait fallu de nouveaux mots, tout un vocabulaire débarrassé du passé pour dire les sentiments, la lumière si forte qu'on vivait les yeux plissés, pour décrire la stupeur qui la saisissait jour après jour, devant tant de mystère et tant de beauté. Rien, ni la couleur des arbres, ni celle du ciel, ni même le goût que le vent laissait sur la langue et les lèvres, ne lui était familier. Tout avait changé.
Pour Mouilala, le monde était traversé par des frontières infranchissables. Entre les hommes et les femmes, entre les musulmans, les juifs et les chrétiens, et elle pensait que pour bien s'entendre il valait mieux ne pas trop souvent se rencontrer. La paix demeurait si chacun restait à sa place.
Adolescente, Mathilde n'avait jamais pensé qu'il était possible d'être libre toute seule, il lui paraissait impensable, parce qu'elle était une femme, parce qu'elle était sans éducation que son destin ne soit pas intimement lié à celui d'un autre. Elle s'était rendu compte de son erreur beaucoup trop tard...
En réalité, c'est pire que la guerre. Car nos ennemis ou ceux qui devraient l'être, nous vivons avec eux depuis longtemps. Certains sont nos amis, nos voisins, notre famille. Ils ont grandi avec nous et quand je les regarde, je ne vois pas un ennemi à abattre, non, je vois un enfant.
Depuis "Chanson douce" que j'ai lu en 2018 (déjà) et présenté ICI, je n'avais plus rien lu de cette autrice. Ce roman avait obtenu le Prix Goncourt en 2016.
Je ne savais pas en empruntant "Le pays des autres" à la médiathèque que c'était le premier tome d'une trilogie du même nom. Ce premier opus raconte l'histoire moderne du Maroc, et sa période post-coloniale, à travers l'histoire de Mathilde et Amine. Il est suivi par "Regardez-nous danser" (paru en 2022 ) et par "J'emporterai le feu" paru en janvier 2025 que je vous présenterai également cette semaine.
Leïla Slimani dit qu'elle s'est inspirée de l'histoire de sa propre famille pour écrire sa trilogie qui se déroule sur plusieurs générations. Ce premier tome en particulier, s'inspire de la vie de ses grands-parents.
Il retrace dix années de l'histoire de cette famille sur fond d'histoire du Maroc. Les colons sont devenus à présent l'objet d'une haine impossible à endiguer. La montée de la violence et la multiplication des attentats contre les français, aboutira à l'indépendance du pays en 1956, lorsque le Maroc se détachera enfin de l'ancien protectorat français.
J'ai trouvé ce roman empli d'humanité. Le ton est très juste, l'autrice ne tombe jamais dans le pathos. Elle expose les faits, les ressentis des différentes protagonistes sans jamais prendre partie, ce que je trouve remarquable quand on sait qu'elle parle de son pays d'enfance et de la vie qui a été celle de ses grands-parents. Elle a choisi de nous faire suivre le destin des différents personnages et de nous montrer que selon l'endroit où on se situe, l'enfance qu'ils ont eu et ce qu'ils ont vécu, en étant français ou marocain, leur ressenti, leurs croyances face aux événements qui bousculent le pays sont forcément différents, car rien ne peut être tout blanc ou tout noir.
Ses dons de conteuse rendent ce livre vraiment plaisant à découvrir et je l'ai quasiment lu d'une traite en à peine plus de deux soirées tant j'ai eu envie de savoir ce qui allait advenir de cette famille pas comme les autres. J'ai été également fascinée par le réalisme des descriptions de Meknès, grouillante de vie dans ses ruelles et sur ses places, une ville animée qui contraste avec la solitude des paysages désertiques des campagnes.
C'est un roman choral qui nous parle des différents personnages à tour de rôle. Ce sont de belles personnes. Leïla Slimani se penche avant tout sur leur ressenti face aux événements de la vie quotidienne. Tous les personnages "habitent" le roman tant ils sont vivants et réalistes, passionnés, dépassés par ce qu'eux-mêmes doivent vivre. Ils sont là devant nous avec leurs doutes, leurs contradictions, leurs difficultés quotidiennes et leurs rêves.
Mathilde est le personnage principal du roman. Malgré la perte de sa mère très jeune, elle a été relativement gâtée par son père et sa soeur aînée qui l'admire en secret et a toujours été un peu envieuse de sa nouvelle vie. Mathilde aimerait beaucoup transmettre quelques-unes de ses coutumes alsaciennes et de son enfance à ses enfants. J'ai adoré l'épisode du sapin de noël...souvent ses tentatives sont des échecs mais elle cherche à trouver sa place dans ce pays musulman dans lequel elle est en exil à quelque part, malgré l'amour maladroit que lui porte Amine. Elle voudrait arriver à s'émanciper sans heurter les croyances de son mari, car elle malgré leur mariage, reste profondément catholique. Pour cela, elle devra chercher en elle-même une autre voie possible.
L'autrice décrit bien le désarroi qu'elle ressent en découvrant le pays, le bruit, l'animation dans les rues, la famille d'Amine. Elle se trouve maladroite pour s'intégrer dans une vraie famille. Rien n'est simple pour elle et le lecteur n'est pas étonné que lorsqu'elle part en Alsace après la mort de son père, elle soit sur le point de ne pas revenir...mais elle revient. Ses doutes lors de ce voyage, font partie des pages les plus poignantes de ce premier opus.
Amine de son côté, est fasciné par sa femme car elle ne cesse de le surprendre. Il pensait qu'elle s'adapterait plus facilement, qu'elle serait comme sa mère, plus soumise, moins rebelle. Lui qui en France était un personnage reconnu en tant que soldat, redevient un indigène dans son pays, et un musulman pour sa famille. Il est déçu que Mathilde ne le suive pas dans toutes ses décisions et il a l'impression d'être incompris ce qui le rend agressif et imprévisible. Sa capacité au travail, son renoncement pour arriver à réussir son projet, est admirable. Mais à côté de ça, le sens de l'honneur, la préservation de sa famille et de ses valeurs va lui faire commettre de graves erreurs qui vont l'éloigner de Mathilde.
Aïcha leur adorable petite fille est intelligente, brillante même, mais sauvageonne. Elle a été élevée dans la campagne en solitaire, et a du mal à se faire des amies car elle est la seule petite fille métisse dans l'école de sœurs et, personne ne veut être son ami dans un moment de l'histoire du pays où ils doivent tous choisir leur camp. Selim, le petit frère est par contre encore trop petit dans cet opus il n'apparait que secondaire si je puis dire.
Selma qui a 16 ans doit brider son envie de vivre et d'aimer pour se conformer aux traditions... ne peut qu'attirer notre empathie car c'est une jeunesse gâchée que le lecteur découvre parce que les hommes en ont décidé ainsi et que Mathilde a échoué à plaider sa cause. Le pouvoir est du côté des hommes !
Les colons se sentent seuls et incompris dans ce pays qu'ils ont aimé et aiment toujours même. C'est le cas par exemple des amis du couple, Corinne et son mari Dragan d'origine hongroise, qui est médecin gynécologue et va faire affaire avec Amine, autour de la culture des oranges.
Tous ces personnages ont l'impression de vivre dans le pays des autres, et le lecteur devine que ce n'est pas sans souffrance que le Maroc prendra son indépendance.
La condition féminine est abordée entre les lignes. Les femmes elles aussi, vivent dans le pays des autres (les hommes) et doivent revendiquer haut et fort, telles Mathilde ou Selma et bientôt Aïcha, leur droit à être libres.
J'ai aimé la symbolique de la greffe de la branche de citronnier sur un oranger...La greffe a pris et bien pris mais les fruits portés par cette branche sont immangeables, dommage. Mais je crois que l'autrice a voulu dire par là que lorsqu'on pratiquait une greffe (j'en sais quelque chose parce que c'est la nouvelle passion de mon mari !!) on ne peut être certains de la réussite qui dépend de beaucoup de facteurs externes mais en plus, la réussite est une belle surprise qui ne s'arrête pas là, et il faut rester ouvert coûte que coûte à ses conséquences et au résultat mais aussi avoir de la patience.
J'ai présenté ce roman dans le courant de l'année, lors d'une des réunions du Club des Lecteurs dont je fais partie sur ma ville. Désolée d'avoir été longue, mais lors de ces rencontres nous prenons le temps d'entrer dans les détails et je n'ai pas eu le courage, vu la chaleur, de réécrire le texte en plus court.
La fin m'a donné envie de poursuivre la découverte de cette trilogie et de savoir ce qu'il allait advenir des personnages principaux, de ce couple mixte et de leurs enfants. Il me permet de participer au challenge de Philippe "Les Trilogies et séries de l'été", récapitulatif ICI.
Lire les avis de Brigitte (Ecureuil bleu) ICI, Kathel ICI ET Tania ICI.
Omar maudissait cette ville, cette société rance et conformiste, ces colons et ces soldats, ces agriculteurs et ces lycéens persuadés de vivre au paradis. Chez Omar, la soif de vivre allait de pair avec l'envie de détruire : détruire les mensonges, casser les images, réduire en bouillie le langage, les intérieurs crasseux pour faire surgir un ordre nouveau dont il pourrait être l'un des maîtres...
Tandis qu'elle pénétrait dans la maison, qu'elle traversait le salon baigné par le soleil d'hiver, qu'elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c'était le doute qui était néfaste, que c'était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu'elle était décidée, à présent qu'aucun retour en arrière n'était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre. Et lui revint en mémoire ce vers d'Andromaque appris à l'école, elle la pathétique menteuse, l'actrice de théâtre imaginaire : "Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne".
À cet instant, ils n’étaient pas dans deux camps opposés. Ils ne se réjouissaient pas du malheur de l’autre. Ils n’attendaient pas que l’un pleure ou se félicite pour lui tomber dessus et l’accabler de reproches. Non, à cet instant, ils appartenaient tous deux à un camp qui n’existait pas, un camp où se mêlaient de manière égale, et donc étrange, une indulgence pour la violence et une compassion pour les assassins et les assassinés. Tous les sentiments qui s’élevaient en eux leur apparaissaient comme une traîtrise et ils préféraient donc les taire. Ils étaient à la fois victimes et bourreaux, compagnons et adversaires, deux êtres hybrides incapables de donner un nom à leur loyauté. Ils étaient deux excommuniés qui ne peuvent plus prier dans aucune église et dont le Dieu est un dieu secret.