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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

La saison des papillons noirs / Priscilla Morris

Phébus, 2025

Phébus, 2025

Elle aime cette ville. Elle en connait toutes les rues et toutes les arrière-cours, tous les parfums et tous les bruits. La manière dont la lumière décline au bout de leur rue l'hiver, le vacarme des trams, les roses cramoisies qui fleurissent au mois de juin dans les jardins de la mosquée, les prunes et les brumes de l'automne...elle ne pourrait vivre nulle part ailleurs. Et maintenant que sa ville est malmenée, elle tient à être là pour voir ce qu'il va se passer.

Nous sommes au printemps 1992. Zora est enseignante à l'Académie des Beaux-Arts de Sarajevo. Après ses cours, elle monte dans son atelier situé au dessus de la Bibliothèque Nationale de la ville et elle peint des paysages et surtout, des ponts. Elle travaille d'ailleurs sur un des ponts célèbres de Sarajevo, le pont des Chèvres, un pont ottoman à arche unique bâti en pierre blanche.

Le roman commence alors qu'elle apprend que l'appartement de sa mère, délaissé pour l'hiver, a été squatté. C'est un choc de plus qui lui fait réaliser à quel point la ville est en ébullition. Elle a vu pourtant dans les rues qu'elle emprunte pour se rendre à l'Académie des Beaux-Arts, que des bandes nationalistes dressent toutes les nuits des barricades dans les ruelles pour enclaver les habitants des quartiers qu'ils soient bosniaques, serbes ou croates, et isoler les différentes ethnies. Les habitants les repoussent inlassablement tous les matins pour pouvoir se rendre à leur travail.

Depuis quelques jours, de nombreuses manifestations, rassemblant de plus en plus de monde, toutes religions confondues, parcourent la ville. La population défile pour la paix en espérant être entendue par les nationalistes serbes qui n'acceptent pas l'indépendance de la Bosnie pourtant obtenue par référendum et qui vont provoquer la guerre civile. 

Zora est trop occupée pour s'en soucier vraiment, pourtant en tant que serbe elle devrait. Mais, voyant que sa mère est malade et ne se remet pas de l'intrusion dans son appartement, et que Franjo, son mari, en tant que journaliste, est inquiet, car il est plus au fait des événements qui se déroulent dans le pays que Zora, elle leur propose de partir quelques jours en Angleterre. Là-bas ils pourront se détendre auprès de Dubravka, leur fille, de Stephen leur gendre et de Ruby leur petite-fille. Zora, elle, ne peut quitter ni la ville, ni son travail qu'elle perdrait et ils ont besoin de son salaire.  

Mais, tandis qu'ils sont là-bas et elle toute seule à Sarajevo, les serbes des collines entourent peu à peu la ville, confinant les habitants quelle que soit leur origine à l'intérieur des murs. Les tirs de mortiers, les bombardements, les contrôles et autres manœuvres d'intimidation, se multiplient. En quelques jours, la ville se retrouve coupée du monde. Franjo ne peut plus revenir...

Zora va tenter de poursuivre sa vie, alors qu'elle ne peut plus ni téléphoner, ni peindre. Avec courage, elle va continuer à enseigner aux rares étudiants qui ne sont pas enrôlés par l'armée et peuvent venir la rejoindre, mais au fil des semaines, ils deviennent de moins en moins nombreux.

Mais tous ses espoirs s'effondrent quand la Bibliothèque Nationale est bombardée et part en fumée : les petits morceaux de livres, de manuscrits, tous brûlés se mettent à recouvrir la ville après avoir volé dans le ciel comme des multitudes de papillons noirs (d'où le titre du livre).

Son atelier se trouvait au dernier étage, ainsi que presque toutes ses toiles...

Zora  Kocovic, la peintre des ponts est morte, déclare-t-elle ! 

Elle se replie alors peu à peu dans l'immeuble éventré où heureusement, la solidarité règne entre les habitants.

Tantôt révoltée ou désespérée, Zora se résigne à vivre sans nouvelles des siens, en se raccrochant à sa peinture, et à la relation privilégiée qu'elle entretient avec sa petite voisine, une enfant qui adore peindre et avec qui elle décide de décorer les murs gris et froids de son appartement... 

Au lieu de myosotis, de coquelicots et de boutons d'or, la neige en fondant sur les pentes a révélé des canons anti aériens, des lance-roquettes, des nids de mitrailleuses et des mortiers. Désormais, Zora connait les noms de ces armes...elle était dans le déni. La guerre ne pouvait pas arriver à Sarajevo. Pas en ce lieu où tout le monde s'aimait, s'était-elle dit avec la naïveté d'un enfant.

Elle qui croyait qu'elle ne peindrait plus jamais, elle se sent portée par un élan créateur... Contre toute attente, jamais elle n'a été si productive.
Une fois toutes ses toiles utilisées, elle déchire les pages de garde de ses livre et peint sur des cartons d'aide humanitaire qu'elle a aplatis. Lorsque la peinture vient à manquer, elle commence à y incorporer d'autres matériaux, tout ce qui lui tombe sous la main : plumes de pigeons, douilles de munitions, éclats d'obus tordus, verres brisés, les cendres et les copeaux brûlés qu'elle a ramassés...
Elle rajoute des roses séchées...

Née d’une mère bosniaque et d’un père anglais, Priscilla Morris a grandi à Londres et a passé de nombreux étés à Sarajevo. Elle enseigne aujourd’hui la création littéraire à l’University College de Dublin.

"La Saison des papillons noirs" est son premier roman et a été déjà sélectionné pour de nombreux prix. 

L'autrice s'est largement inspirée de son histoire familiale pour écrire ce roman. Elle raconte en partie l'histoire de son grand-père qui était peintre et a vu son atelier brûler en août 1992. Il a juré de ne plus jamais peindre et a réussi à quitter la ville avec sa femme et sa belle-mère très âgée, grâce à un convoi de la Croix-Rouge.  Elle s'est également inspirée de l'histoire de ses grands-parents maternels qui se retrouvèrent coincés dans leur appartement bombardé. Bien entendu, elle s'est inspirée aussi des nombreux témoignages, films et documents sur cette période de l'histoire de l'Europe afin de mener à bien son travail de mémoire.  

Ce livre est donc à la fois un hommage à ses proches et à ceux qui comme ses grands-parents ont vécu l'exil forcé ou le siège de Sarajevo qui a duré trois longues années. L'autrice a choisi de nous faire revivre les événements de l'intérieur durant la première année de la guerre qui a duré de 1992 à 1995, date à laquelle ont été signés des accords de paix. Des événements qui ont marqués certains d'entre nous et dont trop peu de gens parlent aujourd'hui. 

Elle n'occulte pas le contexte politique mais s'attache davantage à nous plonger dans l'ambiance de cette ville meurtrie et dans la vie quotidienne de Zora qui a du mal en tant qu'artiste à continuer à vivre de son art et à l'enseigner.

L'autrice décrit bien le désarroi des habitants qui vivent dans les mêmes immeubles toutes religions confondues sans que cela ne leur pose le moindre problème, mais aussi celui des jeunes, enrôlés de force dans l'armée qui ne veulent pas aller se battre contre ceux qui étaient hier, leurs camarades à l'école. Au départ incrédules, car ils ne comprennent rien aux intentions de leurs compatriotes, il leur faut ensuite faire le deuil de leur ancienne vie pour pouvoir continuer à vivre. Ils y mettent tout leur cœur pour survivre à la tristesse, à la révolte, à la violence et au dénuement le plus total. 

Le lecteur s'attache aux personnages, dont nous suivons la vie quotidienne entre le printemps 1992, au tout début de la guerre civile, et le Nouvel An. Aux côtés de Zora, il y a Mirsad son voisin libraire, qui cache son fils pour que celui-ci n'aille pas se faire tuer à la guerre et ses autres voisins que je vous laisse découvrir.  Seul l'oncle de Zora est odieux, mais ses propos permettent de comprendre la haine ressentie par toute une frange de la population.

Le roman se lit comme on le ferait d'un témoignage tant les propos semblent réalistes et sonnent justes. L'autrice ne prend pas partie. Elle expose des faits, décrit le quotidien dans la ville assiégée, les coupures d'eau ou d'électricité, le manque de tout et en particulier de nourriture, les magasins qui ferment les uns après les autres, les gens qui se retrouvent démunis et sans travail, et l'hiver qui arrive par dessus cette situation déjà dramatique. 

L'autrice s'attarde aussi à nous décrire les lieux, les parcs devenus jardins potagers, les fleurs qui poussent un peu partout. La poésie n'est jamais loin malgré la violence, et l'art non plus car la plupart des personnes qui entourent Zora sont dans le milieu culturel ou artistique. La beauté est omniprésente parce que les personnages veulent la voir au milieu du chaos. L'amour aussi...et l'espoir. 

Mais ce que l'autrice veut nous dire avant tout à travers ce roman émouvant, c'est qu'avant cette guerre qui a opposé les différents membres d'un peuple pourtant en apparence uni, personne ne se souciait de l'appartenance des uns ou des autres à une quelconque religion : les catholiques, les musulmans, les orthodoxes et les rares juifs vivaient en bonne entente. La religion d'ailleurs était peu pratiquée et les jours de fête étaient l'occasion de partager avec voisins et amis les coutumes des uns ou des autres. 

Merci à Babelio et à sa Masse Critique exceptionnelle, ainsi qu'à l'éditeur de m'avoir permis de découvrir ce roman...

Dans un rayon de soleil aveuglant, la façade de l'édifice se révèle pour la première fois aux regards. Elle est noire de suie et des pans entiers de son revêtement sont tombés. Toutes les vitres, y compris les vitraux des escaliers sont tombés en éclats.
Où est son atelier ? ...
Des pages carbonisées planent encore doucement en spirale. Zora en suit une des yeux qui remonte, paresseusement portée par un courant d'air chaud et voit alors qu'il n'y a pas de plafond, que les poutres ont été entièrement dévorées. La page continue son ascension, et alors que le regard de Zora l'accompagne, la fumée se dissipe et une tache de bleu lumineux apparait.
Du ciel bleu, là où devait se trouver son atelier.
Il ne reste plus rien. Plus rien du tout.

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C
ta présentation montre bien à quel point ce livre doit être poignant, émouvant et tragique<br /> bisous<br /> patricia
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G
Encore une guerre contemporaine au pied de l'Europe, et que l'on occulte petit à petit. Je suis intéressée par ce roman
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V
ça m'intéresse vraiment beaucoup, la dimension authentique du livre doit plaire.
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E
Bonjour Manou. Ce livre doit être très émouvant et je le lirai si j'en ai l'occasion. Bonne journée et bisous
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S
Je pense qu'il me plairait, une histoire tellement tragique , quel destin ! La guerre détruit tout sur son passage! Bises à toi.
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F
J'aime beaucoup la couverture. Merci pour cette découverte que je vais peut-être intégrer au challenge urbain d'Ingannmic en octobre.
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E
Coucou Manou! Ce roman inspiré de l'histoire familiale de l'autrice est tentant à lire !! Ce conflit n'est pas si ancien....<br /> Ps : Merci pour tes condoléances ! J'apprécie tes chaleureux mots de réconfort ! Bisous !!
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L
Pourtant pas aussi lointaine cette guerre mais je l'ai occultée peu à peu. Par contre ta présentation me fait froid dans le dos, trop d'images correspondent à celles qu'on peu voir et imaginer en ce moment en Europe.<br /> <br /> Bonne nuit !<br /> Bisous<br /> Lavandine
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P
Une belle surprise apparemment que cette masse critique !
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L
Merci pour cette découverte qui trouve un écho dans l actualité. Bisous
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S
merci pour cette découverte qui promet des émotions!!! bisous
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J
encore un titre que je note???vivement la sortie en poche !
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P
Coucou Manou,<br /> Merci pour le partage de cet ouvrage, mais je vais m'abstenir, ce thème ne me tente pas bien j'avoue.<br /> C'est fou le nombre de livre que tu parviens à découvrir.<br /> Bisous et bonne journée.
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M
Bonjour Manou,<br /> le thème me déprime un peu...<br /> Bisous.Bon après-midi,<br /> Mo
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C
bonjour<br /> j'espère qu'on ne connaîtra jamais la guerre, quel fléau<br /> bonne semaine
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A
un beau livre à lire. Kiss
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D
Une guerre qui en effet a fait la une de l'actualité à l'époque, mais dont on ne parle plus guère aujourd'hui. J'aime beaucoup l'idée que l'art puisse permettre de transcender la douleur et la perte.
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A
Une guerre qui a trop occupé l'actualité pendant des années ; il n'y a pas beaucoup de littérature autour, ce roman est donc le bienvenu pour essayer de comprendre (si toutefois c'est possible ...)
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V
Je note, j'aimerai le lire. J'avais vu pas mal de traces de cette guerre en Croatie, quelle tristesse. gros bisous Manou. cathy
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F
30 ans !... on l'a vite oubliée cette vilaine guerre là... Oh ! toutes guerres sont laides, mais celle-ci était horrible pour ses hécatombes. Sarajevo la martyre victime de la tyrannie serbe. Que d'héroïsme aussi !... Résister vivre et survivre grâce à l'art, à l'entraide qui brise les frontières ethniques et religieuses... nous avions la guerre en Europe... Suite à l'éclatement de la Yougoslavie de Tito en multiples états plus ou moins fédérés, il se passait en Bosnie la même désolante et affreuse guerre civile qu'au Liban.<br /> <br /> Oui, dans ce contexte ce roman témoignage de ce qu'ont vécu les Bosniaques doit être instructif et émouvant à lire. Papillons noirs de la noirceur humaine... Ne restait qu'à peindre sur les murs encre debout parmi les ruines... Comment ne pas fredonner ces paroles de la chanson de Demis Roussos, écrite pourtant 3 ans avant ces événements :<br /> <br /> "On écrit sur les murs, le nom de ceux qu'on aime<br /> Des messages pour les jours à venir<br /> On écrit sur les murs, à l'encre de nos veines<br /> On dessine tout ce que l'on voudrait dire"<br /> <br /> Désolé pour ces commentaires inachevés, j'ai des problèmes avec la souris et son interférence sur le clavier de l'ordinateur. J'ai dû me résoudre à écrire mon commentaire sur le bloc-note avant de le copier dans cet espace sous ton article. <br /> <br /> Amitiés.
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