Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
L'abbé H. était royal. Mince, long, le cheveu dru et doux, vif et ardent de corps, et les mains fines. Il était royal, et Jeanne fut prise. Elle ne fut pas éblouie ; elle fut prise. Elle se souciait peu qu'il appartint de plein droit et comme par héritage à ce monde du savoir où elle restait clandestine. Seul lui parlait ce corps d'homme enfin voulu...
Le sentiment du péché ne l'effleura jamais.
Les vingt nouvelles qui sont réunies dans ce recueil nous parlent d'une région chère à l'autrice, le Cantal. Une région rude qui a forgé les gens à le devenir eux-aussi. Mais une région authentique de l'Auvergne, avec sa diversité, sa richesse, ses paysages et les gens simples qui y vivent toute l'année.
Certaines nouvelles sont courtes, quelques pages à peine, d'autres plus longues (une vingtaine de pages) mais toutes nous racontent des tranches de vie, des joies ou des drames, qui étayent la vie quotidienne, rude car consacrée au labeur, de ces familles coincées entre tradition et religion. La plupart de ces nouvelles portent comme titre un simple prénom.
Ce sont des femmes, des hommes, des enfants qui ont toujours vécu dans les montagnes et ne connaissent rien du monde au-delà, ou presque rien. Ils savent rester à leur place, ne se révoltent pas car ils n'ont pas le temps de s'apitoyer sur leur sort, et subissent leur condition plus qu'ils ne la choisissent. Ils vivent dans un espace restreint quasiment clos que ce soit dans leur ferme, leur village ou au pensionnat, mais ne savent pas communiquer. Ce sont des taiseux...
Ces gens simples sont décrits avec très peu de mots, mais des mots justes qui savent particulièrement bien montrer la force d'un regard, la présence d'un corps comme par exemple dans la nouvelle intitulée "Liturgie" qui raconte l'histoire d'un père qui tous les dimanches demande à l'une de ses filles de venir lui frotter le dos, devant le lavabo. A tour de rôle, elles attendent qu'il appelle. Il n'y a pas de mots échangés, juste une ambiance, des odeurs de savon, des gestes et des regards. D'autres nouvelles abordent aussi le corps et l'hygiène.
Il y a le travail dans les champs et la ferme, la famille, les enfants qui souvent partent en pensionnat, les drames et la solitude.
La solitude par exemple est si intense qu'au détour d'une phrase, le lecteur a le cœur serré. Ainsi en est-il par exemple à la lecture de "Roland" qui vient de se suicider ou d'"Alphonse" qui a toujours été un simple d'esprit incompris par ceux qui l'entourent, mais tendre et attentif aux autres.
Certaines nouvelles nous parlent aussi d'amour qui parfois se trouve là où on ne l'attend pas, ou plus. Il en est ainsi dans la nouvelle intitulée "Jeanne", où la jeune institutrice qui ne voulait pas rester à la ferme va découvrir l'amour auprès d'un jeune prêtre de passage.
Il y a des instants magiques empreints d'un peu de légèreté comme dans "Les mazagrans". Les enfants jouent, c'est dimanche et les femmes se réunissent autour d'un café pour papoter de tout et de rien. Le café se sert bien entendu dans des mazagrans...
Au delà des gens, c'est toute une ambiance que Marie-Hélène Lafon nous propose de partager : le froid ou la chaleur, les odeurs, la présence des disparus...rien n'est laissé au hasard de ce monde qui vit en huis-clos.
Personne n'a porté Roland ; personne ne l'a regardé pendant toutes les années de sa vie d'homme, sauf son chien. Personne ne l'a reconnu. C'est de cela qu'il est mort, sans bruit. Je crois qu'aucune femme ne l'a choisi. Il eût peut-être aimé les hommes, il ne l'a pas su...
La fleur surnaturelle est dans la voiture, à l'arrière, calée entre le siège avant gauche et la banquette, de son côté à lui. Elle est orange. Elle se dresse. Elle est invincible et flamboie en l'honneur des morts, en leur nom, pour leur mémoire. Elle est en gloire. Elle rassurera les familles, elle réjouira les vivants, elle ne faiblira pas, elle ne trahira pas, ni ne ploiera ni ne s'inclinera...
Au cimetière, elle éclate en orange pour longtemps, dans le noir des nuits longues de l'hiver. Il l'a choisie.
Ce recueil rassemble en un seul volume réédité en 2016, toutes les nouvelles écrites par l'autrice déjà publiées chez Buchet-Chastel dans "Liturgie" publié en 2002 et "Organes" publié en 2006. Il a reçu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2016.
A ces nouvelles s'ajoutent dans ce recueil d'autres nouvelles, soit publiées par ailleurs dans des revues ou des éditions, actuellement épuisées.
Ces histoires sont des portraits magnifiques dans lesquelles on retrouve les sujets qu'elle développe aussi dans ses romans : la ruralité, les gens simples souvent tellement insignifiants qu'ils sont invisibles, la famille, les relations humaines difficiles...
L'autrice nous raconte ces bribes de vie avec beaucoup d'humanité car toutes ces histoires sont émouvantes et les personnages nous poursuivrons longtemps après avoir fermé le recueil, car c'est directement avec le cœur que le lecteur reçoit ces mots qui sonnent juste et ces portraits tellement réalistes.
Bien entendu, j'ai préféré certaines nouvelles à d'autres et malgré l'ambiance générale de ce recueil qui est empreinte de tristesse, j'ai beaucoup aimé découvrir ces "histoires".
Je vous conseille pour apprécier vraiment leur lecture et entrer plus facilement dans les personnages et l'écriture de Marie-Hélène Lafon, de lire le recueil à toutes petites doses, et non pas une nouvelle après l'autre sans faire de pause, comme vous le feriez lors de la lecture des différents chapitres d'un roman.
Dans la dernière nouvelle du recueil, Marie-Hélène Lafon évoque avec simplicité son travail d'écriture, comment d'une nouvelle qu'elle développe elle en fait tout un roman, ou l'inverse. C'est tout à fait intéressant.
J'ai découvert l'autrice depuis peu en lisant "Histoire du fils" paru en 2020 un livre pour lequel elle a obtenu le Prix Renaudot la même année. Il est présenté ici sur mon blog. J'ai retrouvé avec plaisir son écriture simple mais tellement évocatrice et poétique à la fois.
Ce recueil me permet de participer une dernière fois au challenge "Bonnes nouvelles 2025".
Les hommes vont aux grenouilles, ils sortent à plusieurs, deux ou trois, dans le soir mouillé qui est déjà la nuit pour les enfants que l'on couche tôt. Partir seul aux grenouilles serait dangereux. D'autres le font, ils croient connaitre les montagnes, et savoir s'y repérer dans le noir abyssal, et ne craignent pas, ou ignorent, ou veulent ignorer ce qui vous saisit là-haut, ce qui vous frôle, loin des maisons, des lumières, dans le mugissement obscur des choses.
Nouvelle ou roman, roman ou nouvelle, parfois on ne sait pas, je ne sais pas ce que je vais faire, où ça va aller ; je suis une piste qui s'enfonce dans le maquis textuel, j'y vais, j'avance, et ensuite ça devient quelque chose que je n'attendais pas, ça devient autre chose, ça se fait en se faisant, ça se fait autrement, ça tourne et ça bifurque, ça se retourne.