Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Les années vont lentement. C'est une qualité de ce monde, qu'il soit paresseux, il nous laisse le temps, comme si nous avions quelque chose à réaliser, autre que de lutter pour survivre, quelque chose à faire avant de mourir. Les années vont donc en cycles longs, des saisons maussades, la pluie et le gel prennent trop de place. Les anciens disent que c'était pire avant, que cela reviendra, la dernière fois c'était pareil : la terre s'est déréglée à petits pas avant de déverser sa colère sur les hommes...
Nous là-dedans, au bout des terres les plus lointaines, nous sommes immuables, telles les forêts anciennes qui nous entourent. Nous pourrions être les personnages des histoires que les conteurs colportent depuis toujours, à une différence près_ ici les histoires ne finissent pas bien. Les rois ne sont jamais venus enlever une de nos bergères, ou alors pour la violer, pas pour en faire une reine.
L'histoire se passe quelque part en France, à une époque qui n'est pas précisée, mais pourrait être aussi bien le Moyen Âge qu'une période plus récente comme le XVIIIe siècle. En effet, les évènements pourraient se passer durant le terrible hiver 1709, où des milliers de personnes sont mortes de faim et de froid dans toute l'Europe et en particulier dans le Morvan, une région chère au cœur de Sandrine Collette.
Là, dans le petit hameau rural des Montées, vivent Aelis et Ambre deux sœurs jumelles qui n'ont, depuis qu'elles se sont mariées, que la cour à traverser pour se retrouver.
Eugène, le mari d'Aelis a choisi de travailler dans la forêt. Grâce au bac qui remplace désormais le pont qui n'a jamais été reconstruit après une crue, il traverse tous les jours la rivière afin de se rendre à son travail. Ils ont trois fils qui les aident à cultiver la terre ou à garder les cochons tandis qu'Aelis s'occupe de la maisonnée.
Ambre a eu moins de chance car elle n'a jamais pu avoir d'enfants. Malgré sa grande compréhension des autres, elle souffre de voir Léon son mari, devenu alcoolique, dépenser tout l'argent du ménage et s'abîmer chaque jour davantage dans sa solitude. C'est Ambre, toute douce et tendre qu'Eugène aurait aimé épouser et ça tout le monde le sait aux Montées.
Dans le hameau, vit aussi la vieille Rose, rebouteuse et un peu sorcière puisque qu'elle connait les simples et sait soigner les maux quotidiens avec ses onguents et préparations à base de plantes sauvages. Elle vit seule depuis que ses deux fils sont partis au loin et n'ont plus jamais donné, ni pris de nouvelles, avec pour tout compagnon Bran, qui la suit partout.
Le problème est que la terre ne leur appartient pas, elle appartient au seigneur d'Ambroisie et à son fils, un être fou et malfaisant qui n'hésite pas à traverser les champs et à détruire les futures récoltes lors de ses chasses, à voler directement dans les fermes ou dans les champs et à violer les jeunes femmes.
Le temps s'écoule lentement dans ce hameau où la vie quotidienne faite de labeur prend toute la place. Les années se suivent et se ressemblent, apportant leur lot d'hivers trop rudes et interminables durant lesquels les paysans doivent s'organiser pour survivre.
Un jour, Rose s'aperçoit qu'on lui vole des œufs pourtant les chiens aboient à peine. C'est ainsi qu'elle découvre une petite sauvageonne, une "enfant de la faim", qui vit seule dans la forêt. C'est Madelaine. Elle la prend sous son aile puis décide vu son grand âge de la donner à Ambre.
Madelaine est une petite fille attachante et intelligente qui aime la vie et observe tout autour d'elle. Tous vont tomber sous son charme car c'est une petite fille étonnante tant elle possède de force et de courage pour s'opposer à ce que les autres croient immuables. Elle aime la vie et déploie une énergie incroyable pour se battre contre l'injustice, et refuser la suprématie des maîtres. Mais par elle, à cause de son côté sombre et de son caractère révolté qui la pousse à remettre sans cesse en question leur monde, le drame va, en une fraction de seconde leur enlever le peu qu'ils avaient...
Ces instants suspendus entre Eugène et Ambre, même si ce n'est pas tout à fait normal, je les respecte et je les protège. Je suis un papillon qui ouvre ses ailes pour les cacher au monde le temps de quelques mots et de quelques sourires, même s'ils n'ont pas besoin d'être dissimulés ils ne font rien de mal. Je suis la marmotte qui surveille la colline, l'aigle qui plane au-dessus d'eux. J'essaie de réparer une erreur que je ne comprends pas et sur laquelle je n'ai pas de prise...
Derrière les rires, la détresse de ne plus habiter sous le même toit et la déception de la vie adulte se murmurent.
Ce qui reste est pourtant essentiel : Ambre et Aelis n'ont jamais cessé de s'aimer.
Les fugues de Madelaine sont des heures bleues. Le bleu est la couleur du bonheur, dit Rose. C'est le ciel qui promet, c'est l'eau qui nous désaltère, c'est un reflet sur un nuage qui nous fait sentir étrangement bien. Alors je suis d'accord pour le bleu. Celui des fleurs sauvages. Celui de l'iris de Madelaine quand elle me regarde et qu'elle se met à rire, et que son rire ressemble à la rivière là où il y a la petite cascade..
C'est Bran qui prend la parole pour nous raconter le début de l'histoire.
Dès le prologue, d'une tension extrême, l'autrice nous laisse entrevoir un drame qui vient d'avoir lieu. Le récit remonte ensuite quelques années en arrière. Pour cela, Bran prend tout son temps pour nous dépeindre l'ambiance particulière du lieu, le cadre sauvage qui entoure le hameau, la vie rude mais simple des paysans et les personnages qui, comme toujours avec Sandrine Collette, font l'objet d'une description psychologique d'une grande finesse.
La lenteur du récit rappelle la lenteur du temps qui passe et qui parait encore plus long quand on souffre et qu'on est dans l'incertitude la plus totale quant à l'avenir.
Je me suis attachée aux personnages et à ces trois familles isolées dans la montagne. Rose est tout simplement fantastique. Eugène bien que taiseux sait rester droit et à sa place en toutes circonstances. Quant à Germain son fils aîné, qui lui ressemble beaucoup, il croit en l'avenir de la terre. Je ne vous dirai rien des jumelles, ni rien de plus de Madelaine qui est au centre du récit, vous vous en doutez.
Sandrine Collette est une autrice que j'apprécie particulièrement et je n'ai jamais été déçue par aucun de ses romans noirs, même si j'ai aimé certains plus que d'autres et si, depuis le début de sa carrière, elle s'éloigne peu à peu des thrillers pour se pencher davantage vers le roman social. J'apprécie son style d'écriture, la manière dont elle dépeint les liens familiaux, tout comme les mots qu'elle prononce et qui sont tellement évocateurs, ou au contraire ceux qu'elle n'a pas besoin d'écrire tant le lecteur ressent l'ambiance, les tensions et devine la suite de l'histoire. Il y a en effet dans ce roman, des regards et des silences qui en disent plus longs que les mots, et qui nous parlent davantage de solidarité face à la souffrance et le dénuement.
Ce roman démontre encore une fois son talent de conteuse car, bien que sombre, il est prenant et se lit facilement. Je n'y ai trouvé personnellement aucune longueur d'autant plus qu'il ne fait que 248 pages.
C'est un roman empli d'humanité qui nous montre le côté sauvage de la vie. Heureusement, la poésie qui se dégage de certains passages rend ce récit lumineux par contraste avec la noirceur des événements et le combat quotidien pour la survie. L'amour est lui-aussi omniprésent. C'est lui qui fait tenir les hommes et le monde, sans lui les hommes redeviendraient des bêtes.
Je suis contente d'avoir découvert ce nouveau roman de Sandrine Collette à propos duquel j'ai lu de nombreuses critiques positives sur Babelio, des critiques mitigées comme ICI chez Alex qui pourtant aime bien l'auteur et une seule critique négative chez Sandrine, ICI, qui s'est ennuyée en le lisant.
Ce roman vient d'obtenir la semaine dernière, le Goncourt des Lycéens décerné après lecture par 2000 lycéens. Pourquoi n'en suis-je pas étonnée ? Les lycéens se sont forcément identifiés à cette triste histoire et ont été charmés par cette petite fille pas comme les autres.
Que la vie soit mal faite, nous le savons tous.
Nous avons la conscience aigüe de l'imperfection du monde ; les terres pourraient être partagées équitablement, et la richesse, et le travail et la maladie. L'amour, aussi. Mais le monde n'est pas juste, il ne l'a jamais été...
Les maîtres sont les maîtres.
Si cela ne se fait pas par la douceur, cela passera en force. Oser, murmure-t-elle, et elle se tourne vers moi. Je ne dis rien bien sûr. Je le sais, ce sont les femmes qui se révoltent. Dans tous mes souvenirs depuis que je suis ici, seules les femmes ont parfois levé la voix, ont levé une fourche ou un bâton pour défendre la simple possibilité de vivre. Elles sont prêtes à donner leur sang pour leurs enfants. Les hommes, eux, se plient. Ils s'habituent à tout. Ils ne veulent pas mourir.