Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
La place des Cocotiers ressemble à un album pour enfants sur lequel on aurait collé, avec un plaisir féroce et sans minutie, toutes les gommettes disponibles. Les taches de couleur des parasols et des barnums sont rondes, carrées, bleues, vertes, rouges, pointues ou arrondies. Il faut y ajouter les stands protégés uniquement par un drap tendu, ceux hérissés d'une ombrelle ou d'un parapluie qui tient comme il peut, sur un sommet branlant, et les tables qui étalent leur chalandise directement sous le soleil du matin...
Elle se demande depuis combien de temps les vide-greniers rythment la vie du territoire. Est-ce que l'histoire de ses ancêtres a pu, par exemple, être vendue sur des stands similaires un siècle plus tôt et s'être dispersée un peu partout ?
Aujourd'hui, je vous présente le dernier roman d'Alice Zeniter dont j'avais apprécié de découvrir "Juste avant l'oubli"(présenté ICI) et surtout "L'art de perdre" (ICI) plus récemment, qui ont tous deux obtenus des Prix littéraires.
L'histoire se passe en Nouvelle-Calédonie en 2022, juste après l'épidémie de Covid qui s'est déclarée là-bas, en décalage par rapport à celle de la métropole.
Tass (diminutif de Tassadit) a partagé pendant près de dix ans sa vie entre Nouméa, sa ville natale, et la métropole où elle vivait avec Thomas. Elle vient de rompre et rentre définitivement "à la maison".
A présent, un poste d'enseignante de français remplaçante l'attend au lycée de la ville. Elle retrouve peu à peu ses marques, sa famille mais aussi ses amies comme Sylviane, qui lui prête l'appartement vide de son fils, et Laurie qui travaille avec elle au lycée...et qu'elle connait depuis son adolescence.
Tass est née en Nouvelle-Calédonie mais ne sait pas grand-chose finalement sur ses ancêtres, en particulier sur le mystérieux Arezki, car il y a de nombreux trous dans le récit de sa mère, née en France et de son père né sur l'île...Ni son frère, ni sa mère n'ont jamais cherché à comprendre le passé et depuis la mort de son père, d'un stupide accident, elle n'a plus personne à questionner. Qu'importe, elle aime sa terre natale.
Au lycée, elle tente d'intéresser ses élèves à des textes parfois pas très éloignés de leurs préoccupations du moment (Marivaux, l'île des esclaves par exemple) mais ils ne sont pas toujours très attentifs ou intéressés. Dans une de ses classes justement, il y a Célestin et Pénélope, deux élèves brillants. Ce sont des jumeaux kanaks. Elle est tout de suite attirée par la beauté lumineuse de Célestin, et par contraste, très étonnée du même visage féminin chez sa soeur qui lui ôte tout son charme.
Un jour sans explication, les jumeaux s'absentent et ne reviennent plus au lycée. Certes les grandes vacances approchent, mais Tass s'en inquiète, arrive à obtenir des renseignements sur leur famille, rencontre l'oncle chez qui ils sont censés vivre, mais ils n'y sont plus. Elle n'aime pas cet homme et elle va alors décider de partir à leur recherche.
Elle apprend qu'ils font partie d'un mystérieux groupe indépendantistes kanaks dont les actions non violentes sont qualifiées d'"empathie violente" par ses membres, mais de terrorisme par les policiers. Les différents membres de ce groupe nous apparaissent fort sympathiques, car leur seul but est de créer un sentiment d'insécurité parmi la population riche des beaux quartiers, bien cachée derrière des barrières, et protégée par des caméras et autres équipements de sécurité. Par exemple, "Un Ruisseau", "NEP" (N'épousera pas un pauvre) et "FidR" (Fille de la réussite)_ les membres du groupe_ sautent les barrières pour taguer une boite aux lettres, entrent chez des gens pour déplacer des objets sans jamais rien emporter...
Ce que Tass ne sait pas en partant passer quelques jours de vacances au bord de la mer, près de Bourail, où elle et son frère ont passé des vacances inoubliables avec leurs parents, c'est que le destin est en route et que c'est non seulement vers ses souvenirs d'enfance, mais aussi vers son passé, qu'elle va devoir se tourner pour retrouver la paix...
Déplacer une population ne règle pas seulement des questions foncières...c'est un acte d'acculturation_ acculturation nécessaire à l'assimilation future des indigènes. Acculturation d'autant plus violente que la population ici déplacée considère le territoire sur lequel il vit comme une archive vivante, et non comme une simple source de subsistance : elle a nommé chaque rocher, chaque arbre, chaque plissement et s'appuie sur eux pour raconter l'histoire de son clan. L'espace n'est pas un au-dehors mais le tissu des relations humaines.
Un Ruisseau dit que le terrorisme, au sens strict, est inutile car la terreur est stérile. Elle ne produit rien, pas même le mouvement, et certainement pas la compréhension ou la rédemption. Bien sûr, il ne dit pas "rédemption"_ c'est un mot que les colons du pénitentiaire et les colons missionnaires ont trop prononcé : le grand mot d'Un Ruisseau, c'est réparation. Et pour arriver aux réparations, répète-t-il il faut que les oppresseurs comprennent ce qu'ils ont cassé et par quels moyens, souvent invisibles à leurs yeux, ils ont cassé.
C'est un roman passionnant et très souvent émouvant qui m'a permis d'apprendre beaucoup de détails que je ne connaissais pas sur l'histoire de la Nouvelle Calédonie. Alice Zeniter nous fait voyager de Nouméa la grande ville, au fin fond de l'île dans les territoires où se sont retirés les autochtones, une région du caillou qui était inhabitée lors de l'arrivée des premiers colons. Le lecteur découvre la vie des kanaks aujourd'hui, leurs croyances ancestrales, les territoires qui étaient les leurs et auraient du être préservés mais qui ont été ravagés par les colons.
Le livre se découpe en trois parties. "Les antipodes", "Avant" et "La surface". C'est finalement dans la seconde partie intitulée "Avant" que le lecteur va comprendre le poids du passé. L'autrice remonte en effet le temps pour nous parler du premier drapeau français planté sur l'île par un amiral fier de lui. Puis tout le processus de la colonisation de la Nouvelle Calédonie, une île tellement éloignée de la métropole, que personne ne sait qu'en faire, se déroule sous nos yeux.
Je savais bien entendu que l'île avait été transformée en colonie pénitentiaire pour "remplacer" la Guyane, mais j'ignorai totalement par contre le fait que des Algériens (déportés politiques) se trouvaient parmi les bagnards. Je ne savais pas non plus que même une fois libérés, leur peine purgée, ils ne pouvaient plus jamais quitter l'île. Il y avait donc des personnes de tout âge et de toute origine, du simple voleur de pommes, en passant par des criminels ou des déportés politiques, y compris des femmes dont Louise Michel.
A leur sortie du bagne, ils forment une nouvelle caste, mais se détestent entre eux, et se placent bizarrement aux côtés des colons à qui on a attribué des terres sans demander aux autochtones leur avis sur toutes ces questions. Les différents groupes cohabitent mais ne s'entendent pas ce qui crée des tensions constantes, tensions qui expliquent la situation d'aujourd'hui.
L'autrice nous surprend par une analyse très fine de ses personnages, une manière particulière de nous faire immédiatement entrer dans une ambiance, où même le plus petit des objets, a quelque chose à nous raconter. Elle dresse un tableau sans concession mais non dénué d'humour, de la situation en Nouvelle-Calédonie qui éclaire intelligemment la situation actuelle.
Certains seront peut-être gênés qu'au cœur du roman l'autrice nous parle de sa propre démarche d'écriture, moi pas, j'ai aimé ces mises au point qui ne nous empêchent en rien de reprendre le fil de l'histoire de Tass.
D'autres l'ont été par le dernier chapitre, plutôt mystique mais il nous fait entrer dans les croyances des kanaks d'une manière détournée et très poétique.
D'autres enfin critiquent son analyse de la situation actuelle de l'île...
Pour moi c'est avant tout un roman qui sonne juste et qui nous présente des personnages authentiques et emplis d'humanité tout en nous racontant les conséquences terribles de la colonisation française sur cette île française du bout du monde.
Les blancs ne nous ont pas pris nos terres parce qu'ils en avaient besoin : ils les ont prises pour en faire un bagne. Ils sont arrivés ici et ils ont dit : c'est un paradis, nous en ferons une colonie pénitentiaire.
Etre kanak, c'est savoir ce qui est juste, ce qu'est l'honneur, et être capable de l'emporter dans un autre endroit, si quelqu'un le menace ou le gâte.