Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Ce sera cette image-là qui s'installera derrière les yeux de Hamid et ressurgira chaque fois que quelqu'un dira "Algérie". Et c'est pour lui un phénomène étrange car cette ville, il la voit pour la première fois au moment où le bateau s'en éloigne. Ce n'est pas elle qui devrait représenter le pays perdu...Pourtant c'est elle qu'il emporte, sans même le vouloir. Alger se glisse dans ses bagages.
-C'est pour l'école, baba.
Hamid insiste sur le mot qui constitue-il le sait- une sorte de sésame dans sa famille. L'école est supposée leur apporter à tous, au terme d'années qui paraissent interminables aux petits, une vie meilleure, un statut social appréciable et un appartement hors de la cité.
Elle lit sans beaucoup de surprise, que plusieurs anciens harkis se sont vu récemment refuser le droit d'entrer sur le territoire. Un homme a été arrêté à la frontière à cause d'actes commis par son frère, ce qui la trouble davantage puisque cela laisserait entendre que la responsabilité, la culpabilité et le châtiment voyagent et d'un membre à l'autre d'une même famille, sans distinction.
Naïma ne sait rien de son passé, et pourtant tout, dans sa vie quotidienne, son travail et ses relations intimes la renvoie à ses origines. Personne ne lui a jamais parlé d'Ali, son grand-père, cet homme qui était un harki et dont tout le monde semblait avoir honte.
Qui était-il vraiment ? Pourquoi a-t-il été obligé de fuir la Kabylie, en pleine guerre d'indépendance, pour se retrouver en France en 1962, parqué comme un malfaiteur, avec femme et enfants dans ces camps de transits dont nous devrions avoir honte qu'ils aient un jour existés sur notre territoire ?
Elle sait juste ce que rapporte la légende familiale, qu'un jour où Ali se baignait avec ses frères dans l'oued proche de leur village, il a ramené sur la rive un pressoir à olives transporté par les flots. Et ce pressoir a fait sa fortune ! Mais de fortune, un jour il n'en a plus été question : Ali a été obligé de tout abandonner pour sauver sa famille.
A son arrivée en France, il ne sait plus qui il est : il est rejeté par les français alors qu'il en est un et a combattu pour sauver le pays, en particulier lors de la bataille de Monte Cassino en 1944. Et il est considéré comme un traître par les algériens, et même par certains membres de sa propre famille.
Hamid, le père de Naïma ne lui a jamais non plus parlé de l'Algérie comme s'il avait à jamais enfoui ses souvenirs d'enfance heureuse, et que seule subsistait la souffrance de l'exil et de l'enfermement qui a suivi.
Alors ce pays existe-t-il vraiment ou l'image qu'elle en a, n'est-elle que fantasme ?
Si Naïma interrogeait Yema, sa grand-mère peut-être aurait-elle des réponses, mais encore faudrait-il que dans sa jeunesse on lui ait appris à parler et à comprendre cette jolie langue kabyle, si chantante et si chaleureuse, qu'elle a renoncé à comprendre.
Naïma va être rattrapée par son destin quand son amant et collègue de travail décide de l'envoyer en banlieue rencontrer un peintre kabyle dont il veut faire la rétrospective dans sa galerie d'art. Elle sera obligée de partir jusqu'en Kabylie pour y retrouver les œuvres de cet artiste, et un peu de la vie de ce peintre, en même temps que de la sienne. La rencontre avec sa propre famille, et l'accueil qu'elle lui réserve, font partie des moments forts de ce roman, tout comme est émouvante, sa propre découverte de ce pays dont elle ne savait rien.
Voilà un roman magnifique dont on a tant parlé lors de sa sortie qu'il n'était jamais disponible en médiathèque et que j'avais renoncé à le lire un jour.
Ce roman a reçu, il y a deux ans exactement, en 2017, le Prix Goncourt des Lycéens, un prix largement mérité à mes yeux qui prouve que nos jeunes ont été particulièrement touchés par la quête de Naïma pour retrouver ses racines, pouvoir enfin choisir d'être elle-même et non pas porteuse d'un douloureux passé qui l'étouffe, comme il a étouffé toute sa famille durant trois générations de 1930 à nos jours.
Voici donc une quête de soi enfin libérée des entraves de la grande Histoire et de l'histoire familiale qui se transmet de génération en génération, une quête qui revendique la non-appartenance à une quelconque communauté, et s'allège de la haine et de la culpabilité familiale...Il faut accepter de perdre, pour "Être" tout simplement.
C'est un roman remarquable qui est sans doute d'inspiration autobiographique, l'auteur étant elle-même originaire d'une famille harkie. Il est à découvrir bien évidemment, je me doute que vous êtes nombreux à l'avoir déjà fait !
L'Histoire est écrite par les vainqueurs, pense Naïma en s'endormant. C'est un fait désormais connu et c'est ce qui lui permet de n'exister qu'en une seule version...