Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Le 29 octobre, je suis frappé pour la première fois par le tragique de ma situation. Ce qui tranche par rapport aux précédentes étapes, outre sa longueur, c'est le caractère inéluctable de cette traversée. Impossible de s'arrêter, impossible de revenir en arrière ; il est même impossible de demander un secours. Je ne suis qu'un élément dans cet immense brassage. Je fais partie d'un monde sans mesure humaine. J'en ai souvent froid dans le dos, et maintenant, depuis déjà plusieurs jours, plus aucun bateau ne se montre.
Quiconque a vu, en période d'inondation, l'eau déferler à six ou sept noeuds, écrasant tout sur son passage, peut se faire une idée de la force du torrent contre lequel je luttais. Pour remonter pareils courants, il faut aux grands saumons du nord cette force nouvelle, exigeante, inlassable, que leur donne l'Amour. Pour franchir le détroit, il me fallait à moi, la force de l'Aventure, le grand désir du champ libre, l'appel de l'Océan qui déferlait contre moi comme pour m'empêcher d'y répondre. Heureusement, pour forcer ce barrage, j'avais un allié, mais dont le temps était compté : le vent d'Est.
Le 20 octobre 1952 le docteur Alain Bombard, un jeune médecin et biologiste (qui fêtera ses 28 ans en mer), embarque aux Canaries sur un canot pneumatique, sans eau ni nourriture, pour traverser l'Atlantique seul. Il vient de traverser la méditerranée en compagnie de son ami, Jack Palmer. Parti de Monaco, ils ont effectué une étape aux Baléares 18 jours après leur départ, mais les difficultés du trajet, en particulier lors du franchissement du détroit de Gibraltar, font que Jack le laisse tomber une fois arrivés à Tanger.
Alors c'est tout seul qu'Alain Bombard décide de tenter l'expérience. On le traite de fou, les médias le ridiculisent, sa famille s'inquiète, mais il est pugnace et ne renoncera pas.
Il quitte Tanger le 13 août, puis Casablanca le 19 août, et enfin les Canaries pour la grande traversée de l'Atlantique en solitaire. Rien à voir avec celles effectuées aujourd'hui. Aucun hélicoptère ne le suit, il n'a pas de ravitaillements prévus en cours de voyage, ni de secours en cas d'urgence et personne ne sait où il se trouve dans l'immensité de l'océan.
Ce qu'il veut c'est se mettre dans les mêmes conditions de survie extrêmes que n'importe quel naufragé.
Aidé par certains, rejeté par d'autres qui ne croient pas à son projet expérimental, il finit par obtenir un radeau pneumatique qu'il nommera non sans humour "l'Hérétique" pour faire face au scepticisme ambiant concernant son expédition. Il part avec des vivres de secours bien scellés qu'il n'utilisera pas, une presse à poisson, un sextant, deux avirons, un filet à plancton, et quelques lignes pour pêcher. Il a bien entendu une voile, une tente pour se protéger partiellement des intempéries, un couteau et quelques livres, une radio dont les piles seront très vite usagées et quelques fusées de détresse en cas d'urgence même si les chances de croiser un navire restent bien minces au milieu de l'océan.
Il veut prouver que les naufragés pourraient survivre en mer pendant des semaines en consommant uniquement les ressources de la mer disponibles donc, de l'eau de mer en petite quantité (pas plus d'un demi litre par jour), de l'eau douce de pluie ou celle contenue naturellement dans les poissons (obtenue en pressant leur chair), du plancton riche en vitamine C et minéraux (anti scorbut) et du poisson pêché avec les moyens du bord mangé cru. Il veut montrer aussi que certaines des théories émises sur la survie sont erronées, comme par exemple la présence des oiseaux qui indiqueraient qu'une terre est proche ou la consommation d'eau de mer...
Il n'aura de cesse de prouver au monde entier que tout est dans le mental du naufragé qui désespère quand il se voit seul en mer et ne lutte plus pour sa survie. Bien entendu, la survie est également liée à la solidité du canot de sauvetage lui-même, à sa résistance lors des tempêtes ou des attaques de requins ou d'espadons...et autres dangers, comme l'absence ou l'excès de soleil, ou de vent permettant de naviguer.
L'auteur nous fait revivre de l'intérieur ses ressentis au jour le jour, les instants parfois paisibles où le moral est bon, comme les plus tragiques ou ceux qui auraient pu le devenir, ses angoisses et ses moments de doute, l'extrême solitude qui pousse au désespoir le naufragé qui se sait et se sent fragile au milieu de cette immensité que constitue l'océan. On tremble avec lui quand du matériel l'abandonne comme lorsque sa voile s'envole. On éprouve de l'empathie pour lui lorsqu'il a du mal à tenir assis ou couché et ne peut se mettre debout et que sa situation devient trop douloureuse. Son récit est entrecoupé d'extraits de son journal de bord, datés et retranscrits tels quels. C'est le 6 décembre qu'il va y noter ses dernières volontés tant il ne voit plus arriver la fin de son voyage. Il prouvera qu'il avait en fait 70% de survivre.
Au fil de son récit, il nous décrit aussi dans le détail le comportement des poissons, celui du banc de daurades qui le suit. Elles attirent derrière elles d'autres poissons qui se laisseront pêcher. Parfois le comportement des animaux deviennent inquiétants...il tremble pour son frêle canot et donc pour sa vie quand il croise des baleines, des requins ou des espadons qui s'avèreront être les plus dangereux. Il observe aussi les oiseaux de mer et leur méthode de pêche comme celle de l'oiseau- frégate par exemple.
Malgré le tragique de la situation, son récit ne manque pas de poésie quand il nous décrit la nature qui l'entoure, l'océan, ses bruits et ses couleurs, les nuits étoilées...les levers et couchers du soleil. Le plus souvent il se sent en accord avec les éléments naturels.
La traversée durera 65 jours. Parti des Canaries le 19 octobre (ou le 20 selon les sources), il arrivera à la Barbade dans les Antilles le 22 décembre, affaibli, avec 25 kilos en moins mais vivant. Il aura parcouru en tout plus du quart de la circonférence de la terre...car il s'est perdu en mer et n'a pas pu vérifier sa position jusqu'à ce qu'il croise enfin un navire. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'il n'est pas un bon navigateur !
Bien entendu, je ne vais pas vous en dire davantage de peur de gâcher la découverte pour ceux qui comme moi n'étaient pas nés au moment de cet exploit et n'en ont donc entendu parler que durant leur petite enfance. A noter juste que les mercredis sont ses jours de chance, vous découvrirez pourquoi en lisant son récit.
Dans ce livre paru en 1953 et devenu à présent un classique, l'auteur nous raconte son périple auquel personne ne croyait sauf lui-même. Le récit alterne entre son témoignage, ses difficultés et réflexions personnelles et les extraits datés précisément de son journal de bord.
L'auteur nous raconte comment il en est venu à effectuer des recherches autour de la survie en mer, recherches qui lui ont très vite donné envie de tenter l'aventure. C'est nous dit-il après le choc ressenti lors de l'arrivée des corps de quarante trois marins victimes du naufrage de leur chalutier "Notre-Dame de Peyragudes"(en décembre 1950), alors qu'il travaillait comme interne à Boulogne-sur-mer, qu'il est devenu obsédé par la survie en mer. L'information autour de ce naufrage est encore de nos jours contestée car les archives maritimes font état de 10 noyés et de 6 survivants, mais qu'importe car ce n'est pas le sujet principal de ce livre.
Alain Bombard avait déjà tenté quelques expériences de navigation dont il nous parle dans son récit. Il va alors entreprendre des recherches plus précises en laboratoire afin de mieux connaître les besoins indispensables à l'être humain, se documenter en lisant de nombreux ouvrages, à la fois de rescapés et de scientifiques et expérimenter sur lui-même certaines de ses théories afin de trouver des solutions pratiques pour lutter contre la faim et surtout la soif qui mettent à l'épreuve la survie des naufragés. C'est dans un laboratoire de l'Institut océanographique de Monaco qu'il effectuera ses recherches dès l'année 1951.
Il en conclut qu'un homme peut survivre beaucoup plus longtemps en mer s'il a le moral en utilisant uniquement les produits à sa disposition et décide pour apporter la preuve de son raisonnement de tenter l'expérience lui-même en devenant naufragé volontaire. A cette époque en effet, seul 1 homme sur 1000 survivait en attendant les secours, lors d'un naufrage en pleine mer. Pour l'auteur, l’issue d'un naufrage n’est donc pas automatiquement fatale...Il affirme donc que les naufragés, persuadés de l’issue fatale de leur condition, sont fortement affectés sur le plan psychologique et que ce ressenti, menant à une rapide dépression, les entraîne à rompre la lutte et à se laisser mourir.
Bien entendu, son expérience a été très controversée tant dans la presse que par d'autres scientifiques. Cela n'a jamais été facile de s'opposer à ce qui était dit et intégré comme stricte et unique vérité par la communauté scientifique. Par la suite, d'ailleurs ses détracteurs seront encore davantage virulents quand, en voulant tester en 1958, un type nouveau de canot de sauvetage, il a été jugé responsable de la noyade de neuf hommes lors de son expérimentation en voulant franchir la barre d'Ethel (quatre occupaient son canot et les cinq autres étaient des sauveteurs). Cela marquera ses futures expériences et la suite de sa vie, cela entachera sa réputation car bien entendu le drame sera largement relayé par les médias, et il nuira à la valorisation de son exploit, mais bien que cet événement soit marquant et dramatique pour les personnes et leur famille, cela est hors de propos car ne fait pas partie du récit de sa propre traversée qui est ce qu'elle est.
Il n'est pas possible de nier que ses découvertes, cette expérience sur lui-même ont profondément modifier la survie de nombreuses vie par la suite. Ses découvertes permettront en effet de concevoir de nouveaux canots de sauvetage, mieux adaptés à la survie en cas de naufrage, car non rigides et équipés d'un minimum de matériels. Un "bombard" aujourd'hui désigne un de ces canots de sauvetage.
Ses recherches sur le milieu marin et son engagement pour l'environnement et la protection de la vie marine ont fait de lui un précurseur en ce qui concerne l'écologie.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce livre dans une collection ancienne datée de 1958, était dans la bibliothèque familiale et je n'avais jamais été tentée de le lire (je ne connaissais que la version abrégée parue dans la bibliothèque verte). Pourtant pas un instant je ne me suis ennuyée en le découvrant car c'est un récit d'aventure comme il y en a peu.
L'exploit du docteur Bombard, a été comparé à l'expédition du Kon-Tiki dans le Pacifique...alors du coup cela m'a donné envie de me plonger dans ce second classique du genre, qui est aussi dans ma bibliothèque personnelle, mais ce sera l'objet d'une prochaine chronique, enfin si vous n'avez pas le mal de mer depuis que je vous fais voyager sur l'eau !
Vous pouvez en attendant aller écouter le podcast de RadioFrance de mars 2023 ICI. ou Stéphane Bern ICI sur Europe1 dans l'émission "Historiquement vôtre" de décembre 2023, tous deux consacrés à Alain Bombard.
La plus récente édition de ce livre est à découvrir chez Arthaud et est paru en 2015.
Ce récit classique me permet de participer encore une fois au Booktrip en mer de Fanja (voir ICI).
Je comprends la différence entre solitude et isolement. De l'isolement dans la vie normale, je sais comment je peux sortir : tout simplement par la porte pour descendre dans la rue ou par le téléphone afin d'entendre la voix d'un ami. L'isolement n'existe que si l'on s'isole. Mais la solitude, quand elle est totale, nous écrase. Malheur à l'homme seul...
De chaque point de l'horizon il me semble que la solitude immense, absolue, que tout un océan de solitude se ramasse au-dessus de moi, comme si mon coeur donnait enfin à ce tout qui n'était pourtant rien son centre de gravité.