Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Nos grands-parents s'appuyaient l'un et l'autre sur le bon sens, mais ce n'était pas le même, ce qui constituait leur point commun, tout autant que leur point de dissension.
(...)
Avec eux, nous avons découvert que deux points de vue contradictoires pouvaient cohabiter, et peut-être même le devaient...
Il a suffi à Hélène (la narratrice) de croiser dans un bar son cousin Ivan qui ne la reconnait pas pour que tous ses souvenirs d'enfance remontent à la surface. Elle décide alors de convoquer tous ceux de la génération 2 (ils sont treize et se sont perdus de vue). Le passé ressurgit, souvenirs réels ou pour les plus jeunes inventés, liens distendus et pourtant si proches, mythe ou réalité, ils appartiennent bien tous à la même famille !
Elle se souvient tout d'abord des étés passés chez leurs grands-parents dans la grande maison familiale de Prémenry située en bord de Loire. Edith, sa mère n'aimait pas y venir. Mais la jeune Hélène et ses sœurs Anne, l'aînée et Emilie, la plus jeune, se retrouvaient avec plaisir avec leurs cousins et cousines au milieu des grands vergers que le grand Père Ruben soignait comme la prunelle de ses yeux. Lili la grand-mère menait tout son monde d'une main de maître sans en avoir l'air car elle leur laissait beaucoup de liberté. Les enfants se sentaient rassurés auprès d'elle qui pourtant n'aimait pas qu'on remette en questions son autorité.
Il y avait aussi les oncles et les tantes, les jeux, les bêtises des uns ou des autres, le gâteau du goûter partagé en parts égales quel que soit le nombre de convives, les grandes tablées où tout le monde parle à la fois mais où la parole des plus petits est écoutée et respectée au même titre que celle des grands, et durant lesquelles les convives sont invités à se décontracter, à profiter du lieu et du bien-être qui s'en dégage, "mais on ne met pas les coudes sur la table" pour autant.
Et puis, il y a la chambre des enfants, où les lits se déplacent au gré des besoins et des envies, comme si c'était eux qui slalomaient au milieu des jouets, les chaises oranges de la salle à manger, la vaisselle dépareillée et le plat à gâteau ébréché, les robinets, les verres à moutarde qui complètent ceux à pied et côtoient la vaisselle en porcelaine, les intrus qui venaient casser l'ambiance et ceux qui au contraire apportaient leur lot de rêves, et bien sûr comme dans toutes les familles, des souvenirs heureux mêlés aux drames.
Hélène la narratrice s'y sent bien, car là dans cette maison de famille où elle a passé toutes ses vacances, elle compte comme un individu à part entière.
Les grands-parents assurent la stabilité de cette grande famille. Ruben, juif russe émigré, a été déporté durant la Seconde Guerre mondiale (voir ICI). C'est un formidable pédagogue avec ses petits-enfants. Il conseille "d'employer son temps à ce que l'on ne connait pas encore", donc de faire le choix de l'avenir. Il faut dire aussi que son propre père avait fui le racisme et quitté la Russie en 1916 avec femme et enfants pour gagner New York. Après avoir été cinéaste, Ruben abandonne son métier pour se consacrer davantage à sa famille. Il devient un ingénieur et inventeur convaincu "qu'à force de chercher, on trouve". On lui doit l'invention de la barrière Vauban, objet encore utilisé aujourd'hui pour contenir les foules mais tristement associé à la répression, idée qui était à l'opposé du grand-père, nous dit-elle. Lili était issue de la bourgeoisie catholique marseillaise, et fière de l'être. Pudique et réservée, elle était adepte du "chacun chez soi et les moutons seront bien gardés". Elle protégeait l'indépendance de chacun comme elle-même tenait à la sienne.
A eux deux, ils forment un couple uni, complice, prêt à accepter le caractère de l'autre, capable de rire d'eux-mêmes et des autres, mais un couple secret et muet quant à leurs drames et leur vie intime, comme beaucoup de membres de leur génération.
Le lieu est ouvert à tous les débats. Le mot d'ordre général est : aller voir ailleurs, explorer ce qui vous entoure, soyez les acteurs de votre destin et responsables de vos actes ! Le partage, l'esprit critique, la liberté de choix est en effet de mise dans la famille, une belle manière d'inviter chacun à trouver sa propre voie.
L'autrice remonte le passé. De ses grands-parents, elle part explorer plus en arrière l'arbre généalogique et décortique ce qu'elle sait, ce qu'on lui a raconté, puis ensuite elle redescend dans l'arbre généalogique pour nous faire découvrir chacun des cinq enfants de Ruben et Lili, les oncles donc et la mère Edith seule fille de la génération 1, avant de s'intéresser ensuite à chacun des membres des treize descendants les plus proches, les cousins et cousines, de la narratrice appartenant à la génération 2, dont elle-même fait partie.
Ce qu'elle va découvrir est très important pour elle qui a passé une partie de sa vie à être dépressive : les grands parents ont laissé une empreinte durable dans la famille et nombreux sont les membres qui sont allés voir ailleurs, ont pris d'autres nationalités, permettant la formation d'une famille cosmopolite, et ouverte sur le monde où se retrouvent aux côtés des russes et français des origines, des brésiliens, des américains, des norvégiens, des anglais...en voilà une belle famille.
Cependant dans une telle famille, il y a des failles et des doutes qui planent, des ratés, des choses qu'on ne dit pas qui resteront dans l'ombre et avant toute chose, la peur bien ancrée en chacun des membres surtout parmi les plus jeunes...celle de ne jamais parvenir à être à la hauteur des attentes silencieuses.
Appartenir à cette famille ? Je dirais que c'est être ouvert à la controverse, comprendre que tout se discute, que la vérité est multiple.
...ma détestation du sport qu'il pratiquait avec bonheur n'a jamais conditionné son intérêt pour moi. Sa considération n'était pas relative à ce que l'on aimait ou pensait, mais plutôt au fait que l'on soit capable d'aimer, et de penser.
Les silences de Ruben et le double profil de Lili ont eu pour conséquence de nous endurcir. Nous ne connaissons pas la pitié. Pas du genre à croire aux circonstances atténuantes. Si tu veux, tu peux...
Sonia David dont le véritable nom est Sonia Rachline, est journaliste. Dans ce récit autobiographique, dans lequel tous les noms ont été changés, elle retrace de manière très personnelle l'histoire de sa grande famille durant tout le XXe siècle.
Ne vous attendez pas à de grands événements ou rebondissements, le récit est simple mais bien agencé et rempli d'anecdotes. Sous sa plume, l'histoire familiale prend peu à peu forme avec l'aide d'un arbre généalogique presque complet (mis à votre disposition en début d'ouvrage) et se replace peu à peu dans les drames de la Grande Histoire et ceux de la vie. Elle nous questionne sur ce que représente aujourd'hui une famille quand tous ses membres ont été dispersés par la vie, que les liens se sont distendus ou que certains membres ne sont plus de ce monde. Elle dévoile les souvenirs communs ou individuels dont seul l'intéressé se souvient, ceux que chacun a réécrit à sa manière en particulier les plus jeunes, et révèle la part de mythe concernant les personnes que l'on n'a pas ou peu connues.
C'est un récit universel qui nous parle de transmission, de respect, de la manière dont chacun se construit, a remis ou pas en question les évidences...a comblé ou pas les manques et a construit sa vie.
Les personnages nous deviennent de plus en plus familiers au fil des pages, même si j'ai dû souvent consulter l'arbre généalogique pour m'y retrouver, je ne me suis pas ennuyée, d'autant plus que le récit est bien construit.
Bien entendu, ceux qui ont vécu dans une maison de famille une enfance proche, se reconnaitront davantage. Mais bien que cela ne soit pas mon cas, et que j'ai une famille beaucoup plus réduite, je me suis tout de même sentie concernée par son histoire. Elle nous parle avec beaucoup de douceur et de tendresse de ses grands-parents qu'elle adorait et sait avec des mots simples, nous toucher par certains de ses souvenirs proches des nôtres.
Mais au delà de l'enfance et des souvenirs qui les ont réunis, et les réunissent encore, l'autrice s'en rend compte, l'important est de se questionner pour comprendre ce qui fait que tous ensemble ils peuvent encore se définir comme une famille.
Vous vous ferez votre propre opinion à la lecture du récit. Et si plus que les liens actuels ce qui comptait vraiment pour être une famille et la définir, c'est justement l'héritage de nos ancêtres ?
"L'Invention de la famille" est le troisième roman de Sonia David après "Les petits succès sont un désastre" paru en 2012, que je n'ai pas lu et David Bowie n'est pas mort (ICI), présenté sur le blog en 2017.
En tant que journaliste ayant travaillé près de 30 ans chez Vogue, elle a signé différents livres en rapport avec la mode comme par exemple : Karl Lagerfeld de A à Z (Gallimard, 2019) ; Lido – Plumes, strass et émotions (Flammarion, 2021) et Claude Brouet, journaliste de Mode (Le Regard, 2022).
Un grand Merci à l'éditeur et à Babelio pour cette Masse Critique exceptionnelle et leur confiance.
Seul l'humanisme a de l'avenir...si l'on cesse de croire en un futur meilleur, alors on baisse les bras, et si l'on baisse les bras, alors on laisse faire, et si on laisse faire, alors le plus fort gagne. Et le plus fort n'est pas une démocratie.
Lili et Ruben ne nous rassuraient pas mais ils nous sécurisaient. En étant eux-mêmes, responsables, autonomes. Ils tenaient leur place, jamais ils ne nous ont demandé de les porter. L'important dans ce qui nous reste de l'enfance n'est pas ce que l'on croit être le meilleur, mais ce qui nous a permis de devenir ce que nous sommes.