Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Il est des secrets enfouis si loin, depuis si longtemps, qu'on les imagine oubliés à jamais. Ce sont les plus dangereux. Ils jaillissent dans la douceur d'une matinée d'automne, lorsque les enfants dorment encore dans leur draps chauds. Ils fracassent les murailles de papier patiemment échafaudées autour de soi, en soi, dans l'espoir de s'épargner la douleur. En vain. Personne n'échappe à la vie.
Nous sommes en Colombie britannique, au Nord Ouest du Canada en 1945. Le lecteur fait connaissance avec les deux personnages principaux dont la voix s'exprime en alternance.
D'abord il y a Hannah qui vit seule dans une maison isolée au cœur de la forêt. Rapidement, le lecteur apprend qui elle est.
C'est une Nissei c'est-à-dire une fille d'immigrés japonais. Aika, sa mère a en effet quitté son Japon natal en 1926 pour venir se marier ici avec Kuma, son père, lui aussi d'origine japonaise. Comme beaucoup d'autres jeunes filles japonaises, qui ont vécu la même chose qu'elle, Aika n'avait vu Kuma qu'en photo, une photo mensongère qui le montrait plus jeune, bien habillé et adossé à une voiture luxueuse. Ce n'était qu'une mise en scène.
Kuma est en réalité bûcheron et pauvre. Il l'emmène au cœur de la forêt. Elle est la seule femme et doit faire la cuisine pour tous les hommes. C'est un couple mal assorti et Aika est malheureuse. Mais à la naissance d'Hannah, les choses s'aggravent encore, Aika la délaisse. Son père au contraire l'entoure de sa tendresse et va bercer son enfance de contes nippons. Mais ce bonheur ne durera pas car Kuma est emporté par la tuberculose.
Aika rejoint alors Vancouver pour pouvoir travailler et élever sa fille dignement. Le destin leur offre un peu de répit car elle va être aidée par une jeune femme qu'elle avait rencontrée sur le bateau.
Alors qu'elle se sent appartenir à cette terre où elle est née, Hannah n'arrive pas à s'intégrer et subit un harcèlement incessant à l'école. Elle ne connait pas la terre de ses ancêtres et va pourtant subir les revers de la grande Histoire. Son destin est en marche...
La voix d'Hannah alterne avec celle de Jack qui vit seul dans les bois avec ses deux chiens qui ne le quittent jamais. Jack est un creekwalker, c'est à dire un "marcheur de ruisseau". Il arpente toute la journée les rives des ruisseaux pour compter les saumons.
Il est devenu un vieux loup solitaire depuis qu'il se sent coupable d'avoir provoquer Mark, son jeune demi-frère qui suite à leur différent, s'est engagé et s'est fait tuer à la guerre. Jack comprendra plus tard que ce n'est pas lui qui est en cause.
Suite à une altercation avec deux de ses voisins, les jumeaux, qu'il déteste, Jack sauve un ours blanc de leur fusil. En partant à sa poursuite, il tombe sur une jeune femme grièvement blessée par l'ours. Elle était sur son chemin. C'est Hannah.
N'hésitant qu'un bref instant, il la ramène chez lui et va, grâce à l'aide d'un ami, soigner ses plaies et sa fièvre, pendant des semaines. Tandis qu'il écoute la jeune fille parler dans son sommeil, Jack est persuadé qu'elle a un lien avec l'ours blanc car il n'en a jamais vu dans la forêt et il est convaincu qu'une telle rencontre est impossible. Pourtant il croit aux légendes de son pays car il a été élevé depuis son plus jeune âge par Ellen, une Gitga'at de la nation autochtone tsimshian qui lui a transmis sa culture.
Ellen comprend tout de suite qu'Hannah a été marquée par "l'ours esprit". Et celui-ci lui a transmis un étrange pouvoir que Jack découvre lorsqu'elle se réveille : elle voit des pans entiers de leur passé en regardant les gens dans les yeux.
Hannah et Jack ont tous deux beaucoup de choses à se raconter pour aller vers la guérison de leur âme. Leur rencontre est très émouvante.
Voilà pourquoi il préfère la solitude de la forêt à la compagnie des hommes. Les animaux, eux, ne se laissent jamais flouer par l'enjolivement des sentiments. Ils ne sont pas aveuglés par les histoires dont les humains se bercent. Ils voient clair en nous. Jack n'aspire à rien d'autre qu'à cette simplicité. Cette vérité brute.
Jack n'avait jamais entendu parler de ces pensionnats où on internait les jeunes autochtones pour en faire de bons chrétiens. Dans ces écoles qui n'en étaient pas vraiment, le gouvernement prétendait favoriser leur assimilation. Mauvais traitements, solitude, faim. Les pensionnaires étaient soumis à une discipline de fer. On leur inculquait une nouvelle langue et la religion chrétienne, on dénigrait leur culture, on les humiliait. On les battait. Beaucoup en mourraient. Ceux qui en revenaient étaient marqués à vie. Ravagés.
Chacune de nos paroles et pensées laisse une empreinte sur les créatures alentour, les arbres, les pierres, l'océan, les fleuves. Voilà pourquoi il ne faut jamais se laisser aller à de mauvaises pensées. Ne jamais mal se conduire...
Marie Charrel dont je découvre la merveilleuse plume avec ce roman envoûtant, nous brosse le portrait d'une Amérique à la dérive prête à combattre les japonais jusque sur ses terres.
Après les avoir fait venir dans le pays au début du XXe siècle pour le travail, voilà qu'à cause de la Seconde Guerre mondiale et de l'alliance du Japon avec l'Allemagne nazie, les américains voient des espions partout. Le gouvernement décide de parquer les japonais dans des camps où femmes, enfants et vieillards doivent se débrouiller pour s'entraider et survivre dans le dénuement le plus absolu, tandis que les hommes partent travailler dans des camps de travail. Ils auraient été plus de 20 000 ainsi internés. Nombreux sont ceux qui n'ont pas survécu.
La peur et le racisme ambiant donnent lieu à des scènes très difficiles, du harcèlement dès l'école entre les enfants, aux battues dans les forêts pour détruire toute vie nippone. Les japonais sont devenus des boucs émissaires qui cristallisent toutes les peurs. En italique entre les chapitres, le lecteur prend connaissance de cette paranoïa très édifiante et qui ira crescendo au fil des pages.
C'est à cause de tout cela qu'Hannah va se retrouver isolée de sa famille et de ses amies. Elle va s'enfuir avec d'autres femmes, quitter la ville...mais sa route lui fera rencontrer Jack.
En parallèle de la Grande Histoire, le lecteur en apprend davantage sur les conditions de cette immigration japonaise vers l'Amérique. L'histoire de ces femmes qu'on a fait venir après avoir envoyé tout simplement une photo à leur famille, sans leur demander leur avis, qui se sont mariées à l'arrivée avec des hommes qu'elles ne pouvaient pas aimer, est tout à fait poignante.
On apprend aussi les conditions de vie des indiens autochtones, la manière dont le gouvernement enlève à leur famille les enfants pour les éduquer dans des instituts catholiques et tuer toute indianité en eux...ils en reviendront tous brisés, comme le demi-frère de Jack.
Le texte, par moment très dur, est allégé par de nombreuses légendes nippones ou indiennes, par la description des beautés de la nature et par l'authenticité des personnages.
J'ai aimé la plume de l'autrice, tellement poétique et évocatrice. Ce livre est une ode à la nature, à plus d'humanité et de tolérance. Le lecteur passe de la beauté à l'horreur, d'une culture à une autre. On suit avec plaisir les deux personnages principaux dans la forêt, au bord des ruisseaux, ou dans la petite maison des Haute Terres tout en profitant de la beauté des lieux.
Le titre est très évocateur. Les "mangeurs de nuit" ce sont les lucioles.
C'est un roman magnifique à lire absolument.
Il a obtenu le Prix France Bleu/ Pages des Libraires 2023 et le Prix Ouest France / Etonnants voyageurs 2023.
Je ne savais pas ce que des immigrés japonais avaient vécu au Canada. Sur le même sujet j'ai lu, beaucoup aimé, et présenté ICI sur mon blog "Certaines n'avaient jamais vu la mer" de Julie Otsuka, qui avait obtenu le Prix Fémina étranger en 2012. Lui se passait aux Etats-Unis. Peut-être connaissez-vous d'autres titres sur le même sujet ?
Elle parlera quand elle en aura envie. Les confidences ne se réclament pas. Elles se méritent.
Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert et se noient dans l'océan, sauf si quelqu'un les sauve.
- Il faut les sauver ! Mais comment ?
- En laissant les histoires entrer en soi. Sais-tu ce qui se passe alors ? Elles te guérissent de l'intérieur, comme un médicament. Leurs ailes chatouillent un peu la première fois, mais on s'habitue. On accueille les histoires puis on les libère en les racontant de façon à ce qu'elles réparent d'autres que soi.
C'est peut-être pour cela que les peuples se détestent, remarque-t-elle. Parce qu'ils n'ont pas les mêmes mots. Mon père disait que cela empêche les hommes de voir les choses de la même façon. Il disait aussi que les mots ont le pouvoir d'inventer le monde. Que grâce à eux on peut reprendre ce que la vie nous arrache.