Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Que la forme sous laquelle j'ai vécu cette expérience de l'avortement _la clandestinité_ relève d'une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie_ même si le paradoxe d'une loi juste est presque toujours d'obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de "c'est fini tout çà", si bien que le même silence qu'avant recouvre ce qui a eu lieu.
Voilà encore une fois un roman largement autobiographique, qui nous parle de l'avortement dont c'est cette fois le thème principal, un sujet qui a été déjà abordé dans "Les armoires vides" dont je vous ai parlé ICI. C'est un témoignage choc, un livre coup de poing, très court, puisque 130 pages à peine, mais d'une densité rare.
Il fait un constat réaliste de la condition féminine dans les années 60. Il aura fallu du temps à l'auteur, entre 1963, date de l'évènement et l'écriture de son livre en 1999, sorti en 2000, pour qu'elle puisse mettre des mots sur son vécu. Elle a écrit ce livre à partir des réflexions et des phrases qu'elle avait écrites dans son journal de l'époque. Elle fait donc des parallèles avec la fin des années 90, l'actualité du moment.
L'auteur nous raconte tous les détails de sa vie quotidienne du moment où elle comprend qu'elle est enceinte et en a la confirmation suite à sa visite chez un médecin, jusqu'au moment où elle sera libérée de ce fœtus dont elle ne voulait pas.
C'est à l'occasion d'un simple examen médical angoissant qu'elle va revivre ce qu'elle a vécu trente ans auparavant, un événement marquant inoubliable.
Alors qu'elle cache sa grossesse à ses proches, mais se confie à des amis, qui lui font la morale, elle se trouve dans une grande solitude tout en cherchant désespérément une faiseuse d'anges. Elle va finir par être aidée par une jeune femme qui est passée par-là avant elle et va lui donner une adresse. Tout se faisait en ce temps-là dans l'illégalité et les médecins étaient les premiers à avoir peur, un d'entre eux lui prescrit tout de même un traitement pour qu'elle évite la septicémie mais il n'évitera pas certaines des conséquences de son acte...
Le récit est bref, raconté avec simplicité et parfois avec un langage cru. Le lecteur ne peut se protéger de la violence des propos, il prend toute la mesure de la violence contenue dans les réflexions des hommes de l'époque, y compris dans le milieu médical, mais aussi celle du géniteur qui, lui est bien trop occupé, a autre chose de plus important à faire que de l'aider...
Pourtant, l'auteur ne donne pas de leçon tout comme elle ne cherche pas à attirer la compassion, elle témoigne tout simplement, avec une grande honnêteté de ce qu'elle a eu à vivre comme d'autres femmes avant elle et après elle, jusqu'à la loi Veil.
Je crois que ce qui m'a finalement le plus choquée dans ce roman autobiographique, ce sont les propos du médecin, qui avoue que s'il avait su qu'elle était étudiante (et sous-entendu, pas une fille paumée d'un quartier populaire) il l'aurait traitée autrement. Tous ont peur de la loi et des conséquences sur leur carrière s'ils étaient surpris à l'aider. J'ai été également choquée par l'attitude d'un de ses prétendus amis qui sachant cela, la violente, comme si elle avait besoin de ça (après tout elle avait déjà couché donc elle était disponible pour lui !)
Quoi qu'il en soit, si l'évènement a été pour elle une découverte douloureuse de sa féminité, il est pour nous, lecteurs et lectrices, le reflet de la société bien pensante de l'époque, des tabous autour du sexe (elle n'avait pourtant pas fait ce bébé toute seule !), des préjugés de classe qui ont malheureusement toujours cours aujourd'hui dans bon nombre de pays.
Il casse aussi la croyance du "c'était mieux avant" et nous permet de nous rappeler que l'insouciance était loin d'être au rendez-vous pour cette génération-là. Du chemin a été accompli par les femmes depuis, et le droit à disposer de leur corps doit coûte que coûte être un droit à conserver comme un des acquis majeurs de la fin du XXe siècle. Il faut refuser qu'il en soit autrement.
Ce roman est classé parmi les 25 livres féministes qu'il faut avoir lu par le Quotidien Suisse, "le Temps". Il a été adapté au cinéma en 2021 et a remporté le Lion d'or à la 78e édition de la Mostra de Venise.
Peut-être l'avez-vous vu ?
Dans le recueil Ecrire la vie, présenté ICI, ce roman fait suite à "la Honte", présenté ICI sur le blog. A suivre donc, puisque je continuerai à vous présenter les œuvres d'Annie Ernaux dans l'ordre chronologique du recueil.
Vous pouvez aller lire, pour en savoir plus, l'entretien de l'auteur ICI, sur le site de Gallimard, suite à la parution de son livre en 2000...
Comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit.
Je sais aujourd'hui qu'il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage des générations.
Car par-delà toutes les raisons sociales et psychologiques que je peux trouver à ce que j'ai vécu, il en est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j'en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci...