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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Les armoires vides / Annie Ernaux

Gallimard, 1974 / Folio, 1984 / Quarto, 2011

Gallimard, 1974 / Folio, 1984 / Quarto, 2011

J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. Même si je voulais, je ne pourrais plus parler comme eux, c'est trop tard. "On aurait été davantage heureux si elle avait pas continué ses études !" qu'il a dit un jour. Moi aussi peut-être...

"Les armoires vides" ouvre le recueil publié chez Quarto dont je vous ai parlé ICI. Il s'agit pour moi d'une relecture. J'avais découvert ce livre à sa sortie en 1974 alors que j'étais encore étudiante et je l'ai relu dans les années 90 avant de découvrir d'autres titres de l'auteur. Il faut rappeler que c'est le premier roman écrit par Annie Ernaux. Comme dans la plupart de son œuvre, elle part de son vécu.  Encore une fois, j'ai été happée dès les premières lignes...impossible de ne pas poursuivre ma lecture. 

Dans cette autobiographie romancée, la narratrice qui s'appelle Denise Lesur n'est autre que l'auteur. Elle nous raconte sa tragique expérience d'un avortement tel qu'il se pratiquait dans les années 60 et encore au début des années 70, avant sa légalisation.

La jeune femme de vingt ans à peine, est issue d'un milieu modeste. Rien ne l'avait préparé à une telle expérience. Elle est dans sa chambre d'étudiante, attendant l'issue qui doit la délivrer de cette grossesse accidentelle et se remémore son enfance et sa lutte incessante pour se sortir de sa condition sociale en faisant des études.  

Ses parents tiennent un café-épicerie au fin fond de la Normandie et travaillent sans relâche. Ils l'ont éduqué correctement, lui apprenant les règles de politesse de base, mais eux-mêmes sont peu instruits. Ce sont d'anciens ouvriers malheureusement plutôt rustres et peu éduqués (tout propos à ne pas généraliser bien évidemment). Ils s'expriment encore souvent en patois ou en employant de nombreux mots d'argots. Ils sont tous deux heureux de savoir que leur fille est sauvée car elle travaille sérieusement en classe et poursuit des études. C'est bien entendu impensable pour elle de leur raconter pourquoi elle a du trouver une "faiseuse d'anges". 

Tout en vivant ces jours maudits, qu'elle ressent comme une punition pour avoir voulu "trop s'élever" de son milieu d'origine, et en attendant que le fœtus se décroche, elle nous livre en vrac avec ses mots à elle, très crus et pleins de colère, des souvenirs de son enfance plutôt libre, de ses jeux avec son amie Monette, de la vie dans le quartier de la rue Clopart. Forcément elle décrit en détails ses conditions de vie, le peu de confort de l'appartement, le bar tenu par son père avec son lot de gens simples, incultes et trop souvent saouls et grossiers. Des scènes qu'elle trouvait normales à l'époque puisqu'elle les voyait tous les jours. 

Un jour, ses parents l'inscrivent dans une école privée où pensent-ils, elle aura une meilleure éducation et un meilleur niveau. La petite Denise se sent perdue, comme exclue de son propre monde. Elle est tellement différente des autres jeunes filles de son âge, toutes issues de la bonne bourgeoisie normande. Elle avait sentie déjà quelques différences avec les autres élèves lorsqu'elle était à la petite école mais là, elle mesure à quel point sa famille manque d'éducation et de culture, et en éprouve de la honte. Elle se réfugie alors dans les études pour ne pas avoir à juger ceux qui se sacrifient pour elle (elle le sait bien au fond d'elle), qui lui donnent tout, mais aussi pour exister, faire taire ces filles qui l'humilient. Elle sera désormais toujours première. Son ressenti est forcément empli de contradiction mais cette honte sera son moteur pour s'en sortir par les études et pour tenter d'avoir une vie meilleure. 

Bien entendu à l'adolescence, elle découvre en cachette les garçons, l'amour, le corps, et bientôt le sexe. Elle a le bac et en est fière, elle est boursière et poursuit ses études à l'université. C'est alors la liberté, la chambre en cité Universitaire où elle peut se sentir "chez elle" en toute confiance. Elle rend de moins en moins souvent visite à ses parents. Elle calque son comportement sur celui des autres étudiants qui lui apportent tant. Elle apprend les codes de bonne conduite pour être acceptée parmi eux. Et puis un jour, elle rencontre Marc, il a tout pour lui plaire, la fascine par ses propos. Il est étudiant en droit...elle tombera de haut ! 

Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l'école libre. J'enlevais mon gros gilet de laine que ma mère m'avait fait enfiler en plein mois d'avril. Je croyais sortir de ma lourdeur...

Si vous n'avez jamais rien lu d'Annie Ernaux, je vous déconseille de commencer par celui-là. Ce texte est  choc et ce serait dommage de penser que toute son œuvre est ainsi construite, car ce n'est pas le cas.

Le roman est bâti de manière assez complexe avec des retours en arrière, pas de chapitres et peu de paragraphes qui nous permettraient de souffler un peu, un style à part donc auquel il faut s'habituer.

J'ai lu ici ou là que les lecteurs reprochaient à l'auteur de trop s'épancher sur sa vie, justement je ne suis pas d'accord. En fait, elle ne s'épanche pas, elle met tout au clair avec elle-même, elle règle ses comptes, elle vide ses "armoires" sans s'arrêter sur ce qu'elle ressent d'avoir à le faire.

C'est très dur pour elle, alors elle se dépêche comme s'il y avait une urgence, pour pouvoir elle-même survivre. L'urgence est la même que celle qui nécessite d'expulser le fœtus et ce n'est pas un hasard si les deux histoires se superposent. Pour pouvoir avancer dans sa vie, elle doit tout détruire, sans pathos. Elle a si peur de mourir avant de l'avoir fait. Elle est déchirée et se révolte sans regarder en arrière, ni s'apitoyer sur son sort.

Elle fait aussi un constat d'échec : son ami, issu d'un milieu bourgeois, celui auquel elle voudrait tant accéder, l'a bel et bien laisser tomber quand il a su qu'elle était enceinte... au fond, il ne vaut pas mieux que ceux qu'elle a voulu oublier, mais elle effectue aussi un constat de faits : le monde est ainsi fait, elle est entre les deux et du coup ne sait plus qui elle est. 

Forcément, cela donne un récit choc et le fait même que l'héroïne Denise ne s'appelle pas Annie, n'enlève rien au fait que c'est d'elle-même qu'elle nous parle, le lecteur le comprend tout de suite. 

J'avais été très marquée par ce roman durant ma jeunesse parce que venant d'un milieu modeste moi-même, j'avais été très choquée par ce regard qu'elle portait sur ses parents. Je n'avais jamais ressenti cette "honte" de mes parents, ni même de ma famille entière. Il m'avait toujours semblé au contraire que je leur devais beaucoup de m'avoir permis d'arriver où je suis aujourd'hui. Il faut dire aussi que les miens étaient issus d'un milieu modeste certes, mais bien éduqués, polis et jamais grossiers. Et leur grande curiosité naturelle leur avait permis de toujours apprendre au cours de leur vie, de lire, de chercher à s'enrichir culturellement parlant. La différence est de taille quand on lit ce que l'auteur écrit sur ses propres parents. 

En effet l'auteur parle des siens avec beaucoup de dureté, peut-être est-ce du à sa jeunesse, peut-être aussi leur en veut-elle de ne pas avoir été assez préparée à la vie qu'elle a vécue ensuite lors de ses études, leur en veut-elle aussi de sa naïveté qui lui a permis d'admirer les autres, les "cultivés", les "bourgeois" et de les croire supérieurs à elle. Elle leur en veut aussi d'avoir manqué d'assurance, d'avoir eu des doutes par rapport à elle-même, à son corps et, revivre sa jeunesse et certains événements douloureux, le lui rappellent trop violemment. 

J'ai ressenti beaucoup d'émotion en la lisant. Ses sentiments sonnent juste et j'ai retrouvé dans certains de ses propos des choses vécues durant mon enfance comme cette impression d'être sans cesse différente des autres, pas à la hauteur, pas à sa place.

J'avais trouvé et je trouve toujours aujourd'hui très courageux de la part d'Annie Ernaux, toute jeune à l'époque de lever le voile sur ce sujet hautement tabou de l'avortement illégal et de ses conséquences physiques et psychiques pour des milliers de jeunes femmes.  Elle parle de ce sujet avec réalisme, tout en se révoltant, ayant elle-même vécu un avortement en 1964, date à laquelle se situe son récit. 

Je rappelle que la loi relative à l'IVG, appelée aujourd'hui "loi Veil", car portée par la Ministre de la Santé de l'époque Simone Veil, n'a été votée qu'en 1975. Cette loi dépénalisait l'avortement et elle a donc permis d'encadrer par la suite cet acte dans le milieu médical. 

Je rappelle qu'à l'époque, la majorité était à 21 ans et qu'exceptionnels étaient les médecins qui acceptaient de prescrire une pilule contraceptive sans accord parental avant cet âge (car c'était tout simplement illégal). Seules les femmes majeures avaient librement accès à une contraception depuis 1967. Il faudra attendre 1974 et encore une fois Simone Veil pour que la pilule soit remboursée par la Sécurité Sociale. Elle peut être alors prescrite gratuitement dans les planning familiaux, la majorité étant passée entre temps à 18 ans. Or quelle jeune femme aurait eu le courage d'aller demander une autorisation à sa mère ! Ce n'était pas dans les mœurs tout simplement dans les années 60. 

Voilà donc un livre qui ouvre l'œuvre d'Annie Ernaux de manière abrupte, crue, violente, mais dans lequel on retrouve tous les thèmes chers à son cœur d'écrivain : la différence sociale, la difficulté de sortir de son milieu et donc de faire fonctionner l'ascenseur social, la famille, les racines, et aussi l'amour...

A lire et relire pour mieux comprendre la vie dans les années 60-70, et la condition féminine de l'époque, c'est donc aussi en cela une véritable chronique sociale. 

Voir clair, raconter tout entre deux contractions. Voir où commence le cafouillage. Ce n'est pas vrai, je ne suis pas née avec la haine, je ne les ai pas toujours détestés, mes parents, les clients, la boutique...Les autres, les cultivés, les profs, les convenables, je les déteste aussi maintenant. J'en ai plein de ventre. A vomir sur eux, sur tout le monde, la culture, tout ce que j'ai appris. Baisée de tous les côtés.

Mais les plus belles découvertes, celles qui me suivent, qui m'arrachent à moi, dissolvent complètement mon entourage, c'est dans les livres de lecture, de vocabulaire et de grammaire que je les fais...
Ma mère n'entre pas dans cette image, pas plus que mon père ne peut deviser-converser-discourir dans un cercle de relations-collègues-intimes. Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture...

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Q
Je l'avais lu aussi, il y a longtemps. C'est ma belle-soeur qui me l'avait offert, et, évidemment, j'ai ensuite acheté d'autres livres de l'auteur.<br /> Tu as raison de préciser ce qui a pu te choquer, ce qui pourrait en choquer d'autres.<br /> Je devrais tous les relire, pour comparer, pour retrouver aussi les émotions ressenties chaque fois.<br /> Je me souviens seulement que je n'ai pas aimé "Passion simple", pas du tout. J'ai d'ailleurs donné le livre...<br /> Merci pour ta page.<br /> Bises et douce journée.
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S
Celui-ci je ne l'ai pas lu, mais je crois qu'elle en parle de l'événement. J'espère qu'il est traduit en anglais pour certains gouverneurs des États-Unis. Bises à toi
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T
C'est avec "La place" que je suis entrée dans l'œuvre d'Annie Ernaux et quand j'ai lu "Les armoires vides" l'an dernier, je me suis aussi dit que c'était une façon plus facile de faire connaissance avec elle qu'avec ce sujet-choc - qu'elle a le mérite d'avoir abordé avec une grande franchise et en décrivant ce qu'il en était à cette époque d'une manière très réaliste.
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C
merci de ta chronique passionnante sur ce livre "choc"<br /> je ne connais pas l'auteure<br /> bonne fin de journée<br /> bisous<br /> patricia
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E
Cette auteure ne me dit rien alors je ne vais pas commencer avec ce livre ! Bon lundi, bisous
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F
Des mondes parallèles ....que leurs langages réciproques , si différents par le contenu ou l'absence de contenu, empêche de se rencontrer sur un pied d'égalité. <br /> "Égalité des chances" ... oui, c'est un bel idéal promis et promu par l'éducation nationale, seulement il n'efface pas les origines et les milieux particuliers d'où chaque élève provient.<br /> Je ne redoute pas de découvrir cette auteur avec ce roman intimiste quasi autobiographique même s le contenu est cru, violent, car cette Annie Ernaux semble être de ma génération, peut-être un peu plus vieille.<br /> Cet ouvrage permet certainement de mieux saisir ce qu'était la condition féminine et l'âpreté à être étudiante avant la loi sur l'IVG.<br /> Merci pour cette excellente présentation qui prépare lecteurs et lectrices à l'affrontement avec cette dure in injuste réalité, cette frontière entre les classes sociales, ce mur opéré par inaccessibilité et l'accès à une "bonne" 'éducation et une solide instruction.<br /> Amitiés.
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M
J'ai lu l'événement qui parle du même avortement... Mais je suis surprise par le style dont tu parles, elle est si sobre et neutre d'habitude... Hâte de lire ce roman que je ne connais aps. Annie Ernaux fait partie de mes idoles :-)
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V
J'ai du mal avec cette autrice (oui, je ne suis pas très tendance en disant ça), avec ce dévoilement total, cette mise à nu... Mais je réessaierai bien quand même (pas avec ce titre, j'ai bien compris).
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B
J'adhère complètement à ta chronique. Tout sonne tellement juste ! Un livre à lire et relire ! Ah je me souviens bien de ces années 1974 (l'année de mes 20 ans) et 1975... La loi Veil, une Grande Dame ! La majorité passant de 21 ans à 18 ans !<br /> On se recentre bien dans ces années là. Comme tout à tellement changé. <br /> Je te souhaite une très bonne continuation dans tes lectures Manou, un chaleureux week-end. Nous avons de la pluie aujourd'hui mais elle est la bienvenue. La terre en a tellement besoin.<br /> Gros bisous.<br /> Bernadette.
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L
tu nous en parles très bien ; bisous
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M
Tes analyses sont extraordinaires... Encore une de tes pages qui me fascinent... Merci
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E
Manou, ta chronique est magistrale pour un livre "totem".<br /> Merci pour la littérature et pour les lecteurs passionnés que nous sommes (notamment, grâce à toi). <br /> En ce moment je lis le livre dont ta chronique m'avait donné l'envie de le lire, "L'Adieu au rivage" de Manuela Piemonte.<br /> Bon week-end à toi.
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M
difficile de dire "si j'avais su" j'aurai fait comme ci ou comme ça, la vie est faite ainsi, avec ces hauts et ces bas....il faut aussi savoir accepter ce qu'elle nous offre....passe une bien agréable journée
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G
C'est une auteure avec laquelle j'ai du mal, mais il faut que je réessaye.
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P
Une auteure que je ne lirai sans doute jamais à moins pour voir ce qu'elle peut écrire...<br /> Bon weekend.
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D
Vraiment la vie d'avant avec des grossesses tous les ans voire tous les 9 mois. Période pas facile. <br /> Un petit coucou de Champagne - daniel
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B
Je n'ai rien lu de cette auteure, alors je vais éviter celui-ci comme tu le conseilles.
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L
Merci pour la présentation. Comme je n'ai rien lu d'elle, je ne prendrai pas celui-là alors<br /> Bisous et bon week-end
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J
Bonjour Manou, un roman au caractère social, engagé et urgent si je te suis bien au cours de cette précise description .Annie Ernaux parle de lutte des classe, de l'IVG dans une France Giscardienne encore corsetée ,voila un roman qui m'intrigue .Après avoir terminé "chien blanc" de Romain Gary (que je te recommande au passage) je vais me pencher sur ce livre.
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R
As always, I appreciate your honest review. HUGS
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