Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Ceci est une histoire vraie.
Hier, une fois de plus, j'ai vu en rêve mon ancien quartier. Rêve la nuit, cauchemar le jour, quand on voit ce qu'ils en ont fait. Moi, au moins, je l'ai connu du temps de sa beauté. J'ai eu la grande chance de naître et grandir là-bas, j'y ai vécu la guerre, l'Occupation, puis quelques années encore.
Ainsi débute ce récit, qui est une histoire vraie, celle de l'auteur alors jeune adolescent et de son premier amour Gioconda, un amour fougueux et maladroit, émouvant et éternel et sans doute embelli par les années.
Nous sommes à Thessalonique, dans la Grèce de la Seconde Guerre mondiale. Nikos le narrateur, vit avec sa famille dans un quartier pauvre de la ville. Le soir, les enfant du quartier se regroupent pour jouer dans un terrain vague envahi par les herbes folles. Ensembles, ils vivent de belles années d'insouciance malgré la guerre qui maintenant fait rage.
Gioconda, sa jeune voisine, est sa première amie d'enfance. Elle est juive.
Mais l'adolescence va transformer cette amitié en amour sans qu'aucun des deux ne l'ait vu venir, un amour immense, tel qu'on peut le vivre à cet âge-là, avec ses découvertes, ses émois incontrôlables et les corps qui s'enflamment à la moindre caresse. Ils ont tout à apprendre.
Pour pouvoir se découvrir l'un l'autre librement et assouvir leurs désirs irrépressibles d'être ensemble, ils se cachent, sortent malgré le couvre-feu, ont de plus en plus de mal à se quitter.
Mais, au fil des semaines, les deux adolescents sentent que leurs jours sont comptés...
Comment faire autrement que vivre dans l'urgence, quand c'est la guerre ?
Je vivais au milieu de tout cela, comme nous le faisions tous, comme le faisaient les juifs eux-mêmes, abasourdis, impuissants ; nous étions incapables de saisir pleinement le sens de ce qui arrivait ; à chaque nouvelle mesure restrictive nous pensions que ce serait la dernière, qu'il ne pouvait y en avoir d'autre.
Je n'entendis pas chanter les oiseaux, ou sonner les cloches. Mais je me souviens encore de ses lèvres contre les miennes, de ce frisson de bonheur. L'amour débordait par mes yeux, mes oreilles, ma bouche , le bout de mes doigts. Ma peau était amoureuse...
Nous étions la génération de la sagesse et de l'innocence. Pendant la guerre et à cause d'elle, nous avions appris ce qu'étaient la mort, la lutte pour la survie_ et nous ne savions pas comment on fait les enfants.
Nìkos Kokàntzis est né en 1930 à Thessalonique, une ville qu'il connait bien donc. Il a étudié la médecine et la psychiatrie à Londres. Il nous livre ici son premier écrit, un récit autobiographique écrit en 1974, mais paru en France seulement en 2014, trois ans après sa publication en Grèce et après la mort de l'auteur en 2009.
C'est un récit dense et bouleversant mais très court, d'à peine 122 pages y compris la postface. Il nous décrit un monde qui n'existe plus puisque le quartier, les maisons et les habitants...tous ont disparu.
Dès le départ, avant même que l'auteur nous parle de ses voisins "juifs", le lecteur pressent le drame.
Personnellement, je l'avoue, je connais peu l'histoire de la Grèce. Je savais cependant que les juifs de Thessalonique avaient massivement été déportés mais je ne savais pas que parmi eux seulement 2% étaient revenus.
C'est un livre fort, une ode à l'amour d'une grande sensualité. Les deux ados s'aiment dans l'urgence. Les mots sonnent justes, les émois aussi et c'est difficile pour nous lecteurs de ne pas se laisser emporter par leur jeunesse, leur maladresse si touchante, leur envie de croquer la vie sans penser à l'avenir. Ce récit est un bel hommage à tous les amoureux qui comme eux ont été dramatiquement séparés par la guerre.
J'ai été frappée par l'arrestation de Gioconda et de sa famille, une intervention non violente, qui ne ressemble pas à celles que nous avons pu voir décrites pour d'autres familles juives dans d'autres pays. Là, tout se passe en douceur dans le calme, comme dans un rêve, comme si l'auteur avait imaginé la scène d'après ce qu'on lui avait raconté, ou l'avait édulcoré pour se protéger et moins souffrir, ou encore, comme s'il avait voulu transformer ses souvenirs pour les rendre plus doux. Mais en fait, ce qui est encore plus terrible, c'est de penser que le peuple juif acceptait son destin sans se rebeller.
L'auteur a décidé d'écrire cette histoire pour que Gioconda vive encore longtemps dans son propre souvenir car il a peur en vieillissant de l'oublier...mais aussi pour qu'à travers son histoire, leur histoire, ce soit un peu du peuple juif de Thessalonique qui subsiste, le savoir rend ce récit encore plus émouvant.
Bien entendu, les années ont passées et le lecteur se doute que les souvenirs ont été embellis, qu'à la vérité se mêle une part de rêve et d'idéalisation, mais aussi de nostalgie de la jeunesse et de ce temps, qui n'existe plus et ne reviendra jamais plus, et cela rend le récit encore plus beau.
Un texte dense, bouleversant, poétique et dramatique à la fois, à découvrir et faire lire dès le lycée.
Ce titre, déjà paru précédemment, est remis en vente aujourd'hui. Vous le trouverez donc facilement en librairie. Un grand merci à l'éditeur pour m'avoir fait parvenir ce superbe roman en Service de Presse.
Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à tout jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime(…) Me souvenir non seulement de ce qui fut dit, mais de tous nos silences.
Nous étions un jardin plein de fleurs qu’entouraient les éclairs, la violence, la frénésie du monde. Qu’importait la guerre à côté de cette joie en nous ? Chaque jour, nous étions plus forts que la guerre. Car quand la guerre n’existe pas aux yeux d’un homme, elle est déjà vaincue.
Gioconda doit rester vivante aussi longtemps que je vivrai – et plus longtemps que moi. Vivante ainsi que je l’ai connue, s’épanouissant sous mes regards, mes caresses, mes baisers.
Le camion démarra, avança jusqu’au coin de notre petite rue, tourna dans l’avenue et disparut à nos yeux. Le bruit nous parvint encore assez longtemps et tant que nous l’entendîmes, nous restâmes. Puis il cessa et tout fut tranquille. Les voisins s’étaient retirés chez eux en fermant les volets. Les enfants avaient disparu. Dans la cour de leur maison vide, nous étions totalement seuls.