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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Térébenthine / Carole Fives

Gallimard, 2020

Gallimard, 2020

Loin d'être un espace de liberté absolue, la toile est ce lieu où un geste en impose un autre, puis un autre, et où enfin le chaos s'ordonne. C'est un dialogue silencieux, tu te confies et la toile te répond, les échanges s'intensifient, jusqu'à ce que tu la gifles de tes coups de pinceaux, de tes coups de raclette. La toile résiste et t'apprend que seule tu ne peux rien, qu'entre elle et toi, il va falloir trouver un accord, même précaire, même fragile.

Ce roman n'est pas réellement un roman mais ce que l'on appelle une autofiction. Dans l'autofiction, l'auteur parle de sa vie (comme pour une autobiographie), s'inspire de sa propre personnalité, mais invente une histoire autour de faits réels. Le lecteur ne saura pas forcément ce qui relève du vécu et ce qui fait partie de la fiction.

Dans ce roman donc, je retrouve avec plaisir l'écriture de Carole Fives que je n'avais plus lu depuis que j'avais découvert "Tenir jusqu'à l'aube", présenté ICI, qui retraçait le destin émouvant et réaliste et le ressenti d'une jeune femme élevant seule son enfant.

Dans "Térébenthine", l'auteur retrace ses années d'étude alors qu'elle venait d'être acceptée aux Beaux-Arts. Nous sommes au début des années 2000, la mode n'est plus à la peinture et les étudiants qui veulent la pratiquer, se réfugient dans les caves de l'école pour exercer tout seuls leur art, car il n'y a plus aucun enseignant de peinture à Lille. 

D'ailleurs sur la façade du bâtiment principal il y a écrit en lettres fluo, "Peinture et ripolin interdits" et les étages sont désormais réservés à la vidéo, aux ateliers son ou multimédia.  

Là, elle rencontre Luc et Lucie, avec qui elle va sympathiser. Le trio est inséparable et subit les réflexions désagréables de certains professeurs et les moqueries de leurs camarades de cours qui les surnomment 'les térébenthines" puisque ils utilisent encore ce produit odorant pour peindre leurs toiles. 

Tous les trois s'accrochent, ils veulent peindre...il leur faut tout supporter, se couler dans le moule et la mode du moment pour surprendre les enseignants et pouvoir passer en seconde année, puis en troisième...

C'est à l'occasion d'un cours d'histoire de l'art que les filles proposent à Urius leur professeur, pour démontrer la faible représentation dans le cours des femmes artistes, de faire un exposé sur ces femmes qui sont rarissimes car peu reconnues dans ce milieu d'hommes. Elles vont présenter : Niki de Saint Phalle, Shigeko Kubota, Cindy Sherman, Annette Messager, Miss. Tic...et autres figures connues de l'art. 

En troisième année, quand il lui faut passer l'examen final en présentant un mémoire, et subir les avances de son tuteur, la narratrice réalise que si elle peint, c'est qu'elle n'a pas les mots pour exprimer ses émotions, et que si elle n'arrive plus à dire en images, il faut qu'elle écrive... Alors, comme le lui a suggéré un de ses professeurs, elle se met à écrire...et elle découvre que...

Les mots eux-aussi peuvent transmettre des émotions. 

Tu découvres d'autres artistes femmes. Les critiques ont beau dire que l'art n'a pas de sexe, tu sens qu'ils manquent d'objectivité et que le but est bien plutôt de faire passer pour neutre une histoire de l'art tout empreinte de virilité. Après une absolu domination du regard masculin pendant des siècles, les femmes artistes peinent à s'exprimer, à simplement oser prendre le pinceau, la caméra, le stylo, mais quand elles le font c'est l'explosion.

J'ai aimé découvrir ce livre léger et réaliste qui nous plonge dans cette école des Beaux-arts ayant pour but de "former" les futurs artistes contemporains, un milieu que je ne connaissais pas du tout et dont l'enseignement suit les modes ce que j'ignorais. 

Je n'avais pas du tout réalisé que toute une génération de jeunes artistes en herbe avaient été comme "sacrifiés" à la mode du moment, l'engouement pour les peintres et la peinture ne revenant que près de 20 ans après.

Bien entendu, même si ce roman est très différent du précédent, l'auteur nous montre encore une fois qu'elle est très engagée dans le combat pour l'égalité entre les hommes et les femmes. Je n'ai pas été étonnée de retrouver ses idées "féministes" dans ses propos.

Elle pose un regard parfois révoltée mais toujours indulgent sur ces jeunes qui ne voulaient que s'adonner à leur passion et en ont été empêchés. Ils sont attachants, fragiles dans leurs convictions, et le doute les habite ce qui nous les rend encore plus sympathiques. 

D'ailleurs elle emploie le "tu" pour raconter ce qui lui permet de mettre de la distance entre aujourd'hui, et la narratrice, la jeune femme qu'elle était en ce temps-là, mais aussi ce qu'elle a vécu et nous raconte aujourd'hui.

Comment s'en sortiront-ils ? Combien de femmes émergeront de l'anonymat ? Que deviendra ce trio ? Si le lecteur peut se douter de ce que fera la narratrice, et se rappeler que le roman débute par un indice sur l'avenir d'un second des protagonistes, pour la troisième je ne vous dirai rien pour laisser un peu de suspense et vous donner envie de le lire à votre tour. 

Et toi qu'as-tu envie de peindre ? Qu'as-tu envie de raconter ? Tu ne sais pas où commencer, tu as dix-huit ans et les sujets se bousculent : le désir, le corps, la souffrance d'être née femme dans un monde bâti pour les hommes, où les femmes, que ce soit dans les arts plastiques ou le cinéma, la littérature ou la musique, se perçoivent encore et toujours comme des objets du désir, jamais des sujets. L'urgence est de devenir sujet.

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