Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Quand j'étais petit, j'écoutais en silence du début à la fin les histoires de mon père et de ma mère. Jamais je ne mettais quoi que ce soit en doute, ni ne trouvais à redire à la morale des histoires. Parfois seulement je réfléchissais en me remémorant des choses qu'ils m'avaient racontées, mais sans pour autant mettre en cause leur vraisemblance. Les expériences que j'ai vécues ont-elles été liées à ces récits ?
Voici un récit autobiographique passionnant et magnifique, traduit du chinois par Damien Ligot et préfacé par Guennaël Gaffric. L'ouvrage sort en librairie aujourd'hui. Merci à l'Editeur "l'Asiathèque" et à Pascaline de l'Agence de Presse Sabine Arman, de m'avoir fait confiance et de m'avoir permis de le lire en avant-première.
L'auteur Syaman Rapongan est né en 1957 sur Ponso no Tao, "l'île du peuple" appelée aussi Lanyu ou, en anglais, Orchis Island, "l'île des orchidées". Il nous raconte en cinq parties distinctes les événements qui ont marqué sa vie. En fin d'ouvrage, se trouve un court "cahier d'illustrations" avec les photographies de Véronique Arnaud.
L'auteur, dont le nom d'enfant est Cigewat, vit une enfance heureuse avec sa famille. Il ne connait rien du monde extérieur et n'en souffre pas. Son peuple, les Tao que l'on appelle aussi le peuple Yami, cultive les patates douces et le taro, vit de la pêche et revend même le surplus pour améliorer son quotidien. C'est un peuple qui vit en parfaite autarcie et en totale osmose avec l'océan.
L'enfance de l'auteur est marquée par les fréquents hommages rendus aux ancêtres et à l'océan. Ses parents tiennent à lui laisser en héritage la connaissance des traditions qui rythment les saisons. L'apprentissage se transmet aussi en suivant l'exemple des aînés, et oralement au travers des nombreux contes que les enfants écoutent attentivement. Il va à l'école mais préfère de loin les moments passés en famille ou à pêcher avec son père.
Dans le calendrier Tao il y a trois saisons. La plus importante débute en février-mars : c'est la saison des poissons volants. Elle marque le début de la pêche mais surtout des festivités. Les courants ramènent en effet près de l'île de nombreux poissons. Les hommes en habits traditionnels honorent l'océan et les poissons, qui représentent la base de leur alimentation, et qu'on ne capture pas n'importe comment. Pour les jeunes garçons, apprendre à pêcher fait partie des fondamentaux de la vie.
A seize ans, à la fin du collège, alors que sa famille s'y oppose parce qu'elle a peur qu'il perde son âme en devenant un Chinois han, Cigewat quitte son île pour entrer au lycée de Taitung (à Taïwan). Encouragés par l'instituteur et les professeurs du collège, ils sont plusieurs adolescents à quitter ainsi leur famille pour une durée de trois ans, après avoir réussi un examen d'entrée difficile pour eux qui ne maîtrisent pas encore bien le chinois.
D'un côté, la pirogue en bois de mon père était sur l'océan pareille à un petit être surnaturel, une œuvre d'art légère et à taille humaine créée par un individu appartenant à un peuple premier ; de l'autre, le bateau à coque de fer était une source de vacarme dans le monde du silence, un germe infectieux mettant en péril le futur de mon peuple.
C'est la première fois que Cigewat vient sur le "continent". Il en avait rêvé comme beaucoup de jeunes de sa génération, car cela fait partie des contradictions de la vie, partir, suivre le progrès, ou rester, il faut choisir. Mais lorsqu'il débarque à Taitung, il est un peu perdu. Il est aussitôt rebaptisé avec un prénom chinois, Shih Nu-lai, et ce qu'il découvre est bien loin de ce qu'il avait imaginé : il est à la fois intimidé car il ne peut s'exprimer librement, fasciné par tout ce qu'il ne connait pas, mais déçu parce que le racisme et la discrimination sont partout.
Les classes ont beau avoir de jolis noms comme "Loyauté", "Bienveillance", "Amour" ou encore "Justice", la réalité est toute autre et être d'une famille pauvre, l'handicape d'avance. Heureusement, il va se faire des amis. Pendant les vacances d'hiver ne pouvant rentrer chez lui, par manque d'argent et de transport rapide, il est d'office embauché avec ses autres camarades pauvres sur un chantier de déboisement. Ils seront exploités, devront travailler dur et seront moins payés que les autres travailleurs. Mais il découvrira un autre peuple et sa gentillesse, les bunun, un peuple autochtone des montagnes de Taïwan.
C'est pour l'auteur le début d'une nouvelle vie qui va le mener à une prise de conscience essentielle pour son avenir. Il réalise en effet que ce que lui a transmis ses parents, a une valeur inestimable. C'est ce qui déterminera plus tard, son engagement personnel. Il fera partie des mouvements de défense des droits autochtones et reviendra sur son île à la fin des années 80, afin de mettre en valeur et de faire connaître les pratiques culturelles, transmises par ses ancêtres Tao, toutes étroitement liées à l'océan.
A cette époque (dans les années 80-90) à Taïwan on considérait encore les autochtones comme des sauvages, des êtres arriérés...qu'il fallait civiliser et transformer. Lui-même ne sait plus qui il est, ne sait pas s'il va poursuivre ses études après le lycée. La voie qu'on lui propose ne lui convient pas et il tâtonne ne sachant que faire de son avenir. On le considère comme un élève moyen, mais en fait ce n'est pas le cas, il est surtout difficile pour lui de vivre, de penser et de se comporter comme un véritable chinois, ce que tout le monde attend de lui. Il a besoin de cette éducation, car il sent que son avenir est en jeu, mais d'un autre côté il voudrait ne pas subir l'emprise des Han.
Sa vie ne sera pas un long fleuve tranquille et il va devoir se battre, travailler dur pour se payer ses études en exerçant différents métiers tous plus fatigants et mal payés les uns que les autres. Il connaîtra de nombreux échecs et sera souvent déçu. Mais il sera le premier Aborigène de Lanyu à entrer à l'Université par ses propres moyens. Il a de quoi être fier. Il étudiera d'abord à Tamkang dans le département de français puis rentrera sur son île avant de reprendre des années après ses études à l'Institut d'anthropologie de l'université de Tsing-hua. Il voyagera beaucoup et rencontrera de nombreux peuples de la mer dans le Pacifique (ou ailleurs) ce qui lui permettra de les localiser enfin sur la carte (car sur celle que l'instituteur lui avait montrée enfant, aucune n'apparaissait et même Lanyu, n'y était pas mentionné !)
Enfin, il rencontrera comme son père l'avait prédit, de nombreuses "mauvaises personnes" mais aussi des bonnes qui lui tendront la main et lui permettront de devenir ce qu'il est devenu aujourd'hui, un écrivain de l'océan, un adulte engagé qui n'hésite pas à se battre pour le maintien des droits de son peuple et le respect des traditions.
Que l'on soit idiot ou intelligent, aller à l'école était le droit chemin vers la lumière. Ce n'était pas une question de réussite ou de compétition...
C'était là le premier voyage de mon peuple vers l'assujetissement. Il a fallu ensuite quarante années pour qu'apparaissent les effets de la domestication et de la sinisation.
Je lis rarement des autobiographies c'est vrai. Mais celle-ci se lit comme un roman. Dans un style réaliste et fluide, l'auteur qui est une belle personne, nous parle de son expérience douloureuse de l'exil. Mais de cet exil et de ses souffrances, il a su tirer une force qui l'aide aujourd'hui à se battre pour son peuple afin qu'il conserve sa dignité et fasse connaître au monde la richesse de sa culture.
J'ai beaucoup aimé la poésie qui se dégage de son texte quand il nous parle de son grand amour de toujours, l'océan.
J'ai beaucoup aimé aussi tout ce que j'ai appris sur ce peuple resté longtemps protégé, de la fabrication de leur bateau en bois jusqu'à la construction et l'organisation de leurs maisons traditionnelles, en passant par leurs traditions dont je ne savais rien, ainsi que les liens familiaux qui les unissent, mais aussi ce que j'ai appris sur l'histoire et la vie à Taïwan dans les années 70-80.
J'ai beaucoup aimé les moments d'émotion intense, les paroles de son père et les larmes de sa mère, les retours sur son île, là où il se sent enfin chez lui, enfin.
J'ai beaucoup aimé le fait qu'il remercie tous ceux qui l'ont fait souffrir ou qui l'ont exploité parce que c'est grâce à eux qu'il est devenu ce qu'il est aujourd'hui.
Enfin, j'ai beaucoup aimé l'humour qui est bien présent dans le texte quand il raconte les frasques de son groupe de grands lycéens, encore naïfs car à peine sortis de leur île.
J'ai comme lui eu peur que ce peuple profondément honnête, perde à jamais son âme.
La seule chose que j'ai regretté c'est de ne pas en savoir plus sur les femmes hors l'amour qu'elles portent à leurs enfants, les larmes qu'elles versent quand ils s'en vont au loin, les histoires qu'elles aiment leur raconter et la situation pas très enviable de sa grand sœur qui est partie vivre loin des siens mais ne semblent pas plus heureuse avec ses cinq enfants.
Un livre à découvrir et à prendre le temps de savourer qui me donne envie d'en apprendre encore davantage sur ce peuple et me donne envie de connaître les autres écrits de cet auteur qui se bat pour la survie de sa culture.
Bonne lecture !
Un peu d'histoire résumée (pour les curieux qui ont le temps d'approfondir ou de revenir ici pour en savoir plus)
Lanyu est une petite île de 45 kilomètres carrés à peine, située à une soixantaine de kilomètres de la côte orientale de Taïwan. Sur cette île vit le peuple autochtone des Tao, un peuple longtemps préservé du monde moderne par l'océan et ses courants, et donc éloigné de la civilisation, mais lié de manière charnelle au monde marin.
A la fin du XIXe siècle, l'île appartenait à la Dynastie Qing puis sera cédée au Japon avec Taïwan en 1895. Les Japonais interdisent la venue d'étrangers et font de l'île une zone de recherche ethnologique ce qui permet de la préserver.
Suite à la défaite du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, la République de Chine s'approprie Taïwan et ses territoires, un conflit avec les insulaires éclate alors. Une campagne de dénigrement commence pour obliger les Tao à abandonner leur culture. Les enfants doivent apprendre le chinois à l'école et des prêtres sont envoyés sur l'île pour convertir le peuple au catholicisme. En parallèle, l'île sert de prison aux détenus taïwanais des années 50 aux années 70.
Dans les années 70, la Division administrative des affaires aborigènes du gouvernement provincial de Taïwan, applique encore la politique du Parti nationaliste qui vise à "civiliser les sauvages". Les jeunes aborigènes diplômés retournent ensuite dans leurs villages pour servir de relais pour le Parti...
Les maisons ancestrales construites en partie sous terre pour se protéger des typhons, sont peu à peu détruites et remplacées par des maisons hors sol, moins solides mais correspondant plus aux critères chinois. Elles seront très vite balayées par les vents violents des typhons et rendront le peuple plus vulnérable et pauvre encore car sans abri.
C'est durant les années 80 que le peuple Tao est "trompé" par le gouvernement de Tapei. On construit sur l'île ce que certains insulaires pensent être une conserverie de poisson, qui va en fait s'avérer être un site de stockage de déchets nucléaires. Le combat est encore vif dans ma mémoire car il a fait l'objet de nombreux articles de presse en 2016 alors que la présidente avait promis lors de sa campagne pour les élections, que le matériel serait retiré, suite à la découverte de niveaux de rayonnements supérieurs à la normale dans le sol. 100 000 barils de déchets radioactifs sont encore stockés là-bas !
L'île de Lanyu, au-delà de la crise identitaire, subit une crise économique importante : les jeunes quittent l'île pour aller chercher du travail sur le continent, ceux qui restent ont du mal à maintenir les traditions et le fléau de l'alcool est bien présent.
La colonisation nous a-t-elle apporté le bonheur à nous autres, les "Montagnards" comme ils nous appelaient ? Avons-nous été sauvés de "l'enfer des eaux profondes et du feu ardent" par la République de Chine ?
...
Ces Han installés sur notre île ignoraient tout de notre langue océanique rythmée par les vagues, sinon ils auraient su que nous ne pouvions être incorporés dans la "nation chinoise".
J'étais intimement convaincu que ma destinée m'appelait à faire un détour par la grande île, même si ce devait être une étape avant de retourner sur la petite île pour y mener une vie paisible...