Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Que lui dire ?
Que j'ai survécu à une guerre qui a tué mon frère et mes amis ? Que j'ai été blessé et expédié chez moi pour découvrir en sortant de l'hôpital que ma femme était morte de la grippe espagnole ? Que j'étais las d'une Angleterre en laquelle je ne croyais plus ? Non, ce serait inconvenant. Je lui sers ma réponse habituelle.
"J'en ai eu marre de la pluie, sergent."
L'opium n'est vraiment illégal que pour les travailleurs birmans. Même les Indiens peuvent s'en procurer. Quant aux Chinois, et bien nous pourrions difficilement le leur interdire, attendu que nous avons mené deux guerres contre leur empereurs pour avoir le droit de répandre ce maudit truc dans leur pays. Et nous l'avons bel et bien fait. Au point que nous avons réussi à faire des drogués d'un quart de la population mâle. Si on y réfléchit, cela fait probablement de la reine Victoria le plus grand trafiquant de drogue de l'Histoire.
Nous voici en Inde à Calcutta, la capitale des Indes, exactement le 9 avril 1919. Le pays est sous domination britannique.
Samuel Wyndham (dit Sam), rescapé de la Grande Guerre, traumatisé par les combats et la perte de sa femme, Sarah, est arrivé depuis peu. Ancien inspecteur de Scotland Yard, il vient d'être intégré dans la police impériale du Bengale en tant que capitaine. Il espère se reconstruire en démarrant une nouvelle vie, loin de son pays natal. Il garde de ses épreuves personnelles un gout immodéré pour la morphine qui a soulagé ses douleurs physiques, et pour l'opium qui lui permet de tout oublier et surtout de dormir, car enfin, il n'entend plus les cris des soldats blessés et le bruit des obus qui hantent ses nuits, et ne fait plus du tout de cauchemars.
Mais ce qu'il veut par dessus tout, c'est ne pas décevoir lord Taggart qu'il a connu pendant la guerre et qui lui a fait confiance en lui permettant de venir faire ses preuves ici.
Il ne connait rien à ce pays, ni à cette ville, et peu de chose des mœurs des autochtones, mais il est aussitôt mis dans l'ambiance car il doit élucider le meurtre d'un haut fonctionnaire britannique, Alexander MacAuley, un proche collaborateur du Vice-Gouverneur du Bengale.
Pour ses collègues, il ne peut s'agir que d'un meurtre perpétré par un indien. Mais rien n'est moins sûr pour Sam.
D'abord, que faisait ce haut fonctionnaire dans ce quartier indigène mal famé à deux pas d'une maison close ?
Pourquoi lui a-t-on glissé dans la bouche un message froissé, rédigé en bengali, demandant aux anglais de quitter l'Inde sous peine de représailles ? Tout porte à croire qu'il s'agit de l'œuvre de terroristes.
Peu de temps après, le Calcutta-Darjeeling, un train postal assurant la jonction entre les deux villes, est attaqué mais bizarrement, rien n'a été dérobé : les coffres étaient vides !
Les deux affaires sont-elles liées ?
Plusieurs indices font penser que tout cela ne peut être que l'œuvre du célèbre Benoy Sen, recherché dans tout le pays depuis 4 ans et chef de Jugantor, un des plus importants groupes révolutionnaires. Ce groupe ne désire apparemment qu'une chose, chasser les anglais et obtenir l'indépendance.
Aidé du sergent Sat Banerjee, un officier indien, cultivé mais proche de son pays et d'un anglais raciste et méprisant, John Didby, Sam va devoir déployer tout son savoir-faire pour élucider l'affaire qui se complique quand la hiérarchie et la Section H de la police militaire s'en mêlent.
Comment conserver la bonne attitude quand on se trouve partagé entre ses convictions et sa hiérarchie ?
D'autant plus que les menaces, les intimidations, les agressions pleuvent sur lui, tentant de le décourager lorsqu'il approche trop prêt de la vérité...
Tout homme qui a passé du temps dans un hôpital de campagne, soigné par des infirmières, est prêt à vous dire que davantage de femmes au travail est une chose à encourager chaudement.
Au niveau du contexte historique, le roman se déroule à un moment très intéressant de l'histoire de l'Inde : au début de la révolte qui mènera le pays à l'indépendance.
Les idées pacifistes de Gandhi commencent à faire leur chemin...mais les lois Rowlatt, entrées en vigueur depuis peu, provoquent la colère des bengalis.
En effet, elles autorisent le gouvernement colonial à arrêter, sur simple soupçon ou dénonciation, sans preuve et sans aucun procès, toute personne susceptible de s'opposer au régime, ou ayant des activités terroristes ou révolutionnaires. Bien entendu tout rassemblement est interdit !
Quelques jours plus tard aura lieu le massacre d'Amritsar durant lequel les soldats, commandés par le général Reginald Dyer, ouvrent le feu sur la population qui s'était rassemblée de manière tout à fait pacifiste. Il y aura plus de 300 morts et plus de 1000 blessés parmi lesquels des femmes et des enfants, et la population se révoltera de plus belle.
C'est un roman qui raconte donc un pan de l'histoire de l'Inde tout en abordant des sujets graves de société. J'ai aimé la façon dont l'auteur nous fait entrer peu à peu tout en douceur et lenteur dans l'ambiance. Mais il faut noter qu'à travers ses personnages, il distille aussi de nombreuses réflexions, sans pour autant renoncer à son humour.
L'ambiance de ce polar est donc particulière et les propos édifiants pour qui ne s'est jamais penché sur les méfaits du colonialisme : la corruption, la répression violente faite contre la moindre opposition, la bonne conscience que les blancs affichent sans aucun scrupule, pensant agir pour le bien des populations, le racisme envers les populations autochtones, la suprématie des colons...tout est parfaitement bien décrit. Ce qui est particulièrement choquant, c'est la rapidité avec laquelle les blancs nouvellement arrivés peuvent devenir très vite convaincus de leur supériorité.
Le lecteur se révolte, découvre à quel point il n'y a pas de justice dans ce pays, à quel point la hiérarchie est prête à tout pour étouffer l'affaire en cours.
Le capitaine Wyndham, le narrateur donc, va non seulement avoir beaucoup de mal à se repérer dans cette ville inconnue aux mœurs nouvelles pour lui, à la chaleur accablante, et à la foule bruyante vivant au rythme particulièrement indolent de l'Inde, mais en plus, comme c'est un homme intègre qui a des conceptions humanistes et espère les mettre en application et qu'il ne se sent pas l'âme d'un colon, il n'aura de cesse de vouloir mener à bien son enquête jusqu'au bout.
Il vit des moments très difficiles quand il découvre à quel point tout est décidé d'avance, quel que soit le résultat de son enquête, et il va être déçu car la justice d'ici n'a rien à voir avec ce qu'il a connu en Angleterre. Là-bas leurs supérieurs ne cherchaient ni à les influencer et encore moins à les manipuler. Tout ici est organisé pour favoriser la suprématie des colons.
Pour le sergent Banerjee, indien dans l'âme mais ayant fait ses études à Cambridge, cette enquête et la révolte qui va suivre le massacre d'Amritsar, vont être des moments éprouvants qui le feront douter de ses convictions et de l'essence même de son métier. Il perdra définitivement confiance dans les anglais, et se rangera inévitablement au fond de lui du côté de son peuple.
C'est un polar assez classique finalement puisqu'il s'agit pour notre héros de mener une enquête qui va se compliquer d'une part à cause des nombreux rebondissements mais aussi parce qu'elle se déroule sous fond de colonialisme et de prise de position raciste et politique. Ce faisant le lecteur découvre la ville, les us et coutumes du pays, explore les palais comme les ruelles des quartiers pauvres, côtoie tout un panel de personnages secondaires tous réalistes et bien décrits quel que soit leur statut et leur importance dans le déroulé de l'histoire.
A noter : le roman est le premier d'une tétralogie mettant en scène le capitaine Wyndham. J'attends avec impatience de pouvoir lire la suite en l'empruntant à la médiathèque, le tome 2 et le tome 3 ont été traduits, le tome 4 pas encore.
La supériorité morale...
Notre pouvoir sur ce pays dépend de nos prétentions à la supériorité morale. Elle est souvent implicite mais évidente dans tout ce que nous faisons. Nous y croyons. L'Empire est une force du bien. Il doit l'être sinon pourquoi sommes-nous ici ?