Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Ici, c'est le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l'obscur. Un pays d'argent à trois rochers de gueules, au chef d'azur à trois étoiles d'or.
Ici, c'est le Plateau.
Car aucun homme sain de corps et d'esprit n'est en mesure d'offrir quoi que ce soit à cette terre et, prenant conscience d'une telle évidence, il peut y demeurer, la servir en quelque manière, chevaucher les montagnes, dépenser un bonheur asservi durant le temps d'une existence et puis pourrir dans la vallée.
L'histoire se passe dans un hameau situé sur le plateau de Millevaches.
Il n'existe que quelques maisons éloignées du bourg.
Là vivent Judith et Virgile, un couple de fermiers âgés. Ils se débrouillent comme ils peuvent depuis que Judith perd la tête. Ils ont dû en particulier se défaire de leur troupeau de vaches, car cela devenait trop compliqué pour Virgile de les traire seul.
Judith se rend bien compte lors de ses brusques accès de conscience, que rien ne va plus pour eux. En plus, ils n'ont jamais eu d'enfants.
Par contre, ils ont élevé comme si c'était leur fils, Georges, leur neveu devenu orphelin à cinq ans, après que ses parents se soient tués dans un accident de la route. Ils ont fait ce qu'ils ont pu pour l'aimer, lui donner tout ce dont il avait besoin, mais ils n'ont pas compris que devenu ado, il aurait aimé partir loin, préférant ses livres et voir le monde plutôt que de rester là, dans ce hameau, trop proche de ses "fantômes".
D'ailleurs il n'a jamais voulu depuis qu'il est devenu adulte, s'installer dans la maison de ses parents, et il a préféré mettre une caravane sur son terrain.
Les non-dits plombent leurs relations familiales, des non-dits dont le lecteur peu à peu comprendra toute l'ampleur.
A côté de cette famille en souffrance, il y a le nouveau venu au hameau, Karl, qui a beaucoup de choses à cacher de son passé. C'est un ancien boxeur qui est venu se perdre-là pour oublier tout le mal qu'il a fait lorsqu'il était jeune et fougueux.
Mais le piètre équilibre qu'ils sont arrivés à maintenir entre eux, et l'amitié qui s'est nouée entre Karl et Virgile va voler en éclat : Cory, la nièce de Judith décide de venir passer quelques temps chez eux.
Elle ne sait pas où aller, étant donné qu'ils sont sa seule famille, et elle fuit désespérément un compagnon devenu brutal qui lui a fait vivre l'enfer. Elle arrive toute meurtrie sans prévoir ce qu'elle va provoquer...
En effet, la carapace derrière laquelle chacun d'eux se cachait, va s'effriter peu à peu, devenant chaque jour plus fragile, d'autant plus qu'un mystérieux chasseur les observe de loin à travers la lunette de son fusil, ajoutant encore au suspense.
Comme un fils, ou presque. La relation ne coula jamais de source. Chacun demeura toujours à distance respectable, sûrement pour ne pas avoir trop à donner, ni trop à recevoir, et en quelque manière se préserver ainsi de sa propre imposture...
Et désormais, il y a cette femme qui fertilise le granit et grandit les couleurs. La représentation musicale du monde, la sensation de l'entendre, d'en faire enfin partie. Exister ailleurs et autrement que par la terre qu'il cultive. Ensemencer autre chose qu'un champ ingrat. S'émerveiller du jour qui se lève. Passer de la folie au courage sans y perdre son âme.
Voilà un roman que j'ai lu juste avant le confinement et qu'il était temps que je vous présente. Il me fait entrer pour la seconde fois dans le monde de Franck Bouysse, dont j'ai lu dernièrement le magnifique roman, "Né d'aucune femme".
Dans "Plateau", l'auteur nous fait vivre dans une ambiance de campagne encore une fois particulière. Les êtres sont rudes, taiseux, mais généreux et capables d'écouter leurs prochains, de comprendre et d'accepter leurs différences.
Il y a des passages succulents, comme par exemple, les dialogues entre Virgile, qui est un véritable mécréant, et Karl qui ne jure que par Dieu.
J'ai aimé et trouvé très émouvantes, les rares rencontres entre Georges et son oncle Virgile. La colère de l'un face à la vie, et la sagesse de l'autre qui jusqu'au bout ne lui dira rien de ce qu'il a juré de ne jamais lui révéler, nous offrent des temps très forts de lecture.
La nature est superbement envoûtante et l'auteur nous la décrit avec beaucoup de poésie. Mais la vie quotidienne des hommes est dure et faite d'un éreintant labeur quotidien.
L'auteur sait particulièrement bien nous faire entrer dans cette histoire de famille addictive, emplie à la fois de folie et de tragédie, et peuplée de personnages terriblement humains et authentiques.
J'ai aimé son écriture à la fois simple et recherchée, et l'usage qu'il fait de notre belle langue française.
Il est certes une vérité humaine qui promet son lot de chagrins à chaque génération, s'ajoutant aux malheurs accumulés par les générations anciennes. Il y a l'ordre des choses et il y a les rafales imprévisibles qui balaient nos vies...
Le vent serpente sous des ardoises cassées par la grêle, entre les bardeaux grillagés d'un antique séchoir à maïs, ricoche sur les accroches en porcelaine qui relient des fils électriques, flagelle la façade en pierres de la maison, fait battre un volet, et s'en va...