Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
C'est par la mer que tout est arrivé. Par la mer, avec ces deux bateaux qui ont un jour accosté ici. Pour moi ils ne sont jamais repartis, c'est le vif de ma chair et de mon âme qu'ils ont éperonné avec leurs ancres et leurs grappins.
Pendant quarante-cinq années_j'ai eu le temps de les compter_, j'ai vu passer ces hommes, ces femmes, ces enfants, dignes et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur fatigue, leurs regards perdus, essayant de comprendre une langue dont ils ne savaient pas un mot, avec leurs rêves posés-là au milieu de leurs bagages.
Dès leur arrivée dans le grand hall, on les prit de déposer leurs affaires, ce qui ne va pas sans protestations, sans pleurs, sans méfiance malgré l'assurance qui leur est donnée de les retrouver intactes. C’est tout ce qu’ils possèdent de leur vie précédente, la plupart du temps guère plus qu’un peu de mauvais linge et un modeste nécessaire de toilette, quelques photos, un violon ou un harmonica, une bible, une croix, une ménorah, une icône peinte. A l’épreuve de tout quitter, faut-il que leur soit ajoutée celle de perdre leurs maigres biens.
Nous sommes le 3 novembre 1954.
Dans quelques jours le centre d'Ellis Island va définitivement fermer.
A un kilomètre de la Statue de la Liberté, pendant près d'un siècle, l'île a été utilisée comme centre d’accueil pour les immigrés en provenance de toute l'Europe.
John Mitchell, le directeur y a travaillé pendant près de 40 ans. Il est maintenant seul dans le lieu déserté et attend le bateau qui doit venir le chercher.
Pendant que les dernières heures s'égrènent peu à peu, les souvenirs de sa douloureuse vie remontent à la surface et il décide de les coucher sur le papier.
Il se souvient de son arrivée sur l'île, de Liz sa femme adorée qui alors qu'elle était infirmière sur le centre, est morte bien trop tôt du typhus.
Il se souvient aussi de ses années de solitude jusqu'à ce qu'arrive Nella, l'immigré d'origine sarde, accompagnée de son frère "pas comme les autres". Nella qui sera celle qui va bouleverser à nouveau sa vie et qui le poussera à commettre des actes dont il ne se relèvera jamais.
Dans cette longue confession, touchante et merveilleusement écrite, l'auteur nous fait entrer dans les plus intimes pensées de John, tentant de comprendre avec lui, la solitude, le sens de ce destin tragique qu'il a dû accepter sous peine de devenir fou... et ce dilemme impossible entre le travail bien fait, administratif et froid et sa sensibilité d'homme, devant tant de détresse humaine.
A travers ce roman où se mêlent récit et fiction, l'auteur nous parle des conditions d'accueil pour ne pas dire de détention des immigrés passés par le centre, des longs mois d'attente, avant d'avoir l'autorisation d'être accueillis sur le sol américain...et du fameux questionnaire auquel ils devaient savoir répondre, sous peine de voir leur rêve s'effondrer.
Ils ont été plus de douze millions à passer par l'île, à être soignés, à être mis en quarantaine. C'était la porte d'or, la porte d'entrée incontournable pour "la Mérica". D'après les chiffres officiels 2 % seulement auraient été renvoyés dans leur pays d'origine, parce que trop dangereux, ou pour d'autres raisons.
L'auteur s'est rendu dans le centre transformé aujourd'hui en musée, elle a vu les clichés pris par le photographe du lieu, s'est senti submergée par l'émotion et l'ambiance particulière.
Elle nous montre que les choix des dirigeants ont eu des conséquences souvent terribles pour les hommes, et que malgré les décisions à prendre, ils n'en étaient pas moins des hommes, pour la plupart touchés de voir tant de détresse humaine, arrivée par bateau de l'Europe.
Aux côtés de personnages imaginaires, le lecteur rencontre aussi des personnages réels, comme Sherman, le photographe qui a réellement pris tous les clichés aujourd'hui exposés au musée.
Il en est de même pour l'histoire de Giorgy Kovacs, arrivé au centre avec sa femme et qui sera dirigé vers l'Amérique du sud, parce que "trop" communiste et considéré comme un danger potentiel.
Un livre bouleversant que je voulais lire depuis longtemps...et qui reste malheureusement toujours une lecture nécessaire.
Je compte poursuivre la découverte de Gaëlle Josse dont je n'avais lu jusqu'à présent que le superbe roman "Les heures silencieuses", présenté ICI sur le blog.
Cette jeune italienne brune et affligée avait atteint en moi des régions inconnues, de ces lieux dont l'existence reste insoupçonnable et dont la brusque découverte nous tend un miroir où se reflète un inconnu...
Ces photos me mettent mal à l'aise. Je sais ce qui se cache derrière elles, et je ne connais que trop leur mode opératoire, la plupart du temps indiscret et insistant...
Les futurs modèles se trouvaient dans l'impossibilité de refuser cette prise de vue...
Beaucoup n'avait jamais vu d'appareils photos de leur vie.
L’épisode vécu avec l’écrivain hongrois Giorgy Kovacs et son épouse Esther m’a fait réaliser, bien des années plus tard, mais avec une dureté qui me fait encore mal aujourd’hui, que les martyrs sont toujours du côté de l’esprit, les coupables, du côté de la force, et que l’Histoire demeure le seul juge...