Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Pourquoi faudrait-il hésiter à présenter aux yeux de tous ce qui est vrai ? A ceux qui disent "ces choses-là ne se passent pas chez nous", c'est-à-dire à ceux qui essaient de prouver leur supériorité, je réponds que seuls ceux qui ont enduré les morsures de cette souffrance savent ce qu'il en est.
Avant de parler de cette poignante autobiographie, voici quelques mots sur l'auteur et l'éditeur...
Omprakash Valmiki est un écrivain indien né en 1950 dans l'Etat de l'Uttar Pradesh. Sa famille appartient à la caste intouchable des balayeurs -éboueurs.
Toute sa vie, il se battra pour l’émancipation des intouchables, ceux qu'on appelle aujourd'hui les dalits (les "écrasés"). Alors que son nom de famille suffit à lui fermer toutes les portes, car il trahit ses origines, il réussira à poursuivre ses études, à obtenir des diplômes et le succès professionnel. Mais toute sa vie, il sera déchiré par sa condition sociale, imposée injustement par sa naissance, et par les souffrances de ses frères dalits...
Au cours de sa vie, il a écrit de la poésie, des nouvelles et de nombreux essais. Il a publié dans divers magazines littéraires. C'est un des auteurs dalits d'expression hindi le plus important de sa génération...
Décédé prématurément en 2013, son autobiographie était jusqu'à présent éditée en deux parties, parues respectivement en 1997 pour la première partie, et 2015 pour la seconde, c'est-à-dire après sa propre disparition.
Dans le présent ouvrage, traduit du hindi par Françis Evrielle et Nicole Guignon, les deux parties ont été réunies pour la première fois.
L'ouvrage est publié par l'Asiathèque, une maison d'édition qui m'a permis de découvrir de merveilleux auteurs et que je remercie ici pour leur confiance. Elle est dirigée par Philippe Thiollier qui est aujourd'hui un des principaux éditeurs français à proposer des ouvrages de littérature contemporaine d'Asie entre autre.
Le livre a été préfacé par Mira Kamdar.
"Joothan" veut dire "restes de nourriture"...
Il s'agit des restes que les nantis laissaient dans leurs assiettes et qui étaient donnés aux pauvres et aux animaux. Pendant des années les intouchables ont été obligés d'accepter ces restes car ils ne pouvaient nourrir leur enfants et eux-même autrement.
Lire Joothan aujourd'hui, ce cri du coeur d'un dalit conscient de l'injustice cruelle de son sort mais également habilité à y répondre par son militantisme d'auteur engagé...c'est pouvoir, le temps de cette lecture, se mettre dans la peau des dalits dont la lutte reste, hélas, plus que jamais d'actualité.
Dans cet ordre social, nous n'avions pas le statut d'être humain, nous n'étions que des objets nécessaires. Une fois le travail fini, nous n'avions plus d'utilité. Nous étions jetés après usage.
L'auteur nous plonge dans la société indienne, de sa naissance au sein d'une famille d'intouchables de la caste des "chuhra" (les balayeurs), alors que le pays vient d'obtenir l'indépendance...jusqu'en 2013, alors qu'il vient de prendre sa retraite, d'acheter une maison, de s'y installer avec sa femme et que les médecins découvrent sa maladie.
Dans la première partie du livre, il nous raconte son enfance durant laquelle il est persécuté dans la rue et à l'école quand il la fréquente, même par ses maîtres. Sa vie est une succession de tourments et de peurs. Il en sortira introverti.
La vie de sa famille est difficile. Il a quatre frères plus âgés et deux sœurs plus jeunes que lui. Ils vivent avec les deux frères cadets de son père, et un autre plus âgé qui vit avec eux avec femme et enfants...Tous ensembles, ils vivent dans une cahute minuscule...qui peut s'effondrer à tout instant durant la mousson et ses violents orages.
A l'école qu'il fréquente suite à l'insistance de son père, il se fait quelques amis. Il est intelligent et bon élève, et arrive premier de section aux examens, franchit les différents niveaux, réussit à entrer au collège et devient la fierté de sa famille.
Mais il devra se battre pour pouvoir poursuivre ses études...
Comment quelqu'un qui n'a pas souffert d'être insulté peut-il savoir ce que l'on ressent quand on l'est ?
Comme les dunes, les rêves ne font pas de bruit quand ils s'effondrent. C'est comme un coup de vent glacial qui nous ébranle de l'intérieur et marque notre corps en le traversant...
Ses conditions de vie misérable l'incitent en effet à demander une formation technique en mécanique.
Elle changera sa vie, car l'usine de munition forme les jeunes et leur assure un métier... Il va donc quitter sa famille, sa ville, ses amis pour découvrir un nouveau monde, être à l'abri du besoin, ne plus avoir à se soucier ni de la nourriture, ni du logement. Et c'est déjà beaucoup pour lui.
Avec ses nouveaux amis, il pourra débattre librement, pratiquer un sport, découvrir la société...et son envie d'écrire se fera grandissante.
Le destin est en route et, au delà de sa vie quotidienne, professionnelle et familiale qu'il nous décrit avec les coutumes, les joies et les humiliations qui sont encore son lot quotidien, il va nous parler de ses débuts d'écrivain, des premières parutions de ses poèmes, de ses participations à des séminaires. Il va rencontrer des auteurs connus qui soutiendront son combat et épouser Chanda...
C'est l'objet de la seconde partie qui se termine quand il découvre sa terrible maladie.
Quand je repense à tout cela aujourd'hui, j'en ai le cœur transpercé. Était-ce une vie ?
Dans cette poignante autobiographie, dont je ne vous ai donné qu'un bref aperçu (408 pages), Omprakah Vamliki nous parle de la société indienne et de l'enfermement que constitue le système des castes. Il explique comment, malgré son interdiction en 1949, il a continué à régir des relations sociales discriminatoires et humiliantes. Il montre bien les conséquences pour les opprimés, tant au point de vue santé qu'éducation, logement et travail. Les atteintes psychologiques sont graves et anéantissent toute idée de vivre dans la dignité.
Deux solutions existent alors pour ceux qui subissent de telles humiliations, et vivent au bas de l'échelle sociale : cacher leur caste aux autres ou au contraire l'assumer et lutter contre le système, avec leurs mots, par l'expression artistique et littéraire, ce que l'auteur a choisi de faire, créant des tensions au sein de sa propre famille.
Il évoque certaines coutumes humiliantes comme par exemple celle qui oblige un futur marié à aller de porte en porte, dans les familles de castes supérieures où travaillent sa belle-mère pour obtenir des dons.
C'est ce qu'on appelle le salaam et c'est l'objet d'une de ses nouvelles. Evidemment le jeune homme et sa petite troupe sont accueillis par des femmes hautaines et imbues de leur condition supérieure...pas du tout prêtes à donner quoi que ce soit.
Une autre coutume les oblige à tuer et dépecer les animaux pour les plus riches que ce soit pour un sacrifice à la déesse Mata ou dans d'autres occasions.
Il nous montre que les violences verbales et physiques sont le lot quotidien des enfants et que les maîtres s'en prennent sans arrière-pensée aux élèves des plus basses castes. Ils n'hésitent pas non seulement à les humilier mais à les frapper jusqu'à les"réduire en charpie". Mais nous voyons bien qu'au-delà de ces souffrances physiques, les brimades psychologiques sont les plus destructrices car elles enferment les enfants en les obligeant à se croire incapables de vivre autrement et d'envisager un autre avenir...
L'auteur alors qu'il vient d'entrer au collège, découvre les idées de Bhimrao Ramji Ambedkar. C'est une révolution pour lui...
Il le prendra pour modèle toute sa vie ce qui lui donnera envie de se battre contre sa condition.
L'auteur sait rester toujours serein et digne en toutes circonstances même si la révolte gronde à l'intérieur de lui-même.
Il prouvera aux opposants, non seulement sa propre valeur, mais celle de tous les dalits, rejetés par une société qui continue aujourd'hui à les considérer comme des êtres inférieurs.
Les inégalités devant la santé et le système de soins (décrite à plusieurs endroits du livre), les conditions de travail (je pense au passage où des ouvriers sont ensevelis par les coulées de boues), la recherche de logement (ce qu'il vit lui-même à chacune de ses mutations professionnelles) sont évidemment révoltantes pour nous occidentaux.
Son combat pour prouver que tous les hommes quelles que soient leur origine, ont les mêmes droits est encore aujourd'hui brûlant d'actualité car après avoir été niées pendant des décennies, les souffrances endurées par les dalits se perpétuent encore, les violences se multiplient et la presse se fait toujours l'écho de prétendus "crimes" perpétrés par ceux que l'on veut simplement, punir et humilier.
Lire cet auteur aujourd'hui, c'est soutenir l'injustice, contrer le sort de milliers d'indiens, qui subissent cette discrimination, mais c'est aussi ne pas baisser les bras ni oublier tous ceux qui dans le monde subissent de telles souffrances.
C'est ainsi que je dus revivre les profondes souffrances que j'avais endurées tout au long de ma vie. En vérité, écrire "Joothan" a été pour moi une véritable torture. Chaque mot de ce livre a ravivé des blessures que je m'efforçais d'oublier.
Quand j'y pense aujourd'hui, je me dis que ces heures tragiques m'ont arraché beaucoup de choses, mais qu'elles m'ont aussi beaucoup donné. Elles ont fait naître en moi une profonde soif de vivre et même offert une grande famille au sein de laquelle il n'existe aucun mur ni de caste ni de religion.