Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
"Combien de temps resterez-vous à New York ? lui avait-on demandé.
— Seulement trois mois, monsieur. Seulement trois mois, et je jure que je vais revenir."
Et il avait avancé des preuves pour montrer sa bonne foi : une lettre de son supérieur le décrivant comme un employé zélé, si amoureux de son travail que jamais il ne le laisserait tomber pour aller vagabonder en Amérique ; le certificat de naissance de son fils pour prouver que rester là-bas reviendrait à l’abandonner ; son droit de propriété sur une parcelle de terrain que son père lui avait donnée, afin de montrer qu’il comptait bien revenir pour y faire bâtir quelque chose ; une autre lettre du service d’urbanisme de la mairie, obtenue en payant un lointain oncle qui travaillait là-bas, déclarant que Jende avait déposé un dossier de permis de construire pour une maison ; et une dernière d’un ami qui avait fait le serment que Jende ne resterait pas aux États-Unis, car tous deux comptaient ouvrir un débit de boissons lorsqu’il reviendrait.
L’employé de l’ambassade avait été convaincu.
Pourquoi les hommes cherchent-ils toujours le bonheur dans un ailleurs idéalisé ?
Nous sommes à New York, en 2007.
Jende Jonga vient tout juste de débarquer illégalement de son Cameroun natal grâce à l'aide de Winston, son cousin qui lui, a plutôt réussi en Amérique.
Il a menti sur la durée de son séjour pour obtenir un visa provisoire et depuis, tout en cumulant plusieurs petits boulots, son objectif est d'obtenir la "green card", la carte verte, véritable sésame qui doit lui permettre de rester ici.
Lorsque Winston l'aide à décrocher un poste de chauffeur pour Clark Edwards, un riche banquier chez Lehman Brothers, Jende est fou de joie.
Il va enfin pouvoir faire des économies et réaliser tous ses rêves et surtout il va pouvoir aider Neni, sa femme venue le rejoindre, à poursuivre ses études de pharmacienne et offrir à Liomi, son fils, une vie meilleure.
Le job est plaisant, Jende n'a aucun problème pour s'intégrer à la famille car il sait rester à sa place.
Il prête une oreille attentive à chacun car malgré l'argent, ce n'est pas une famille heureuse...c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais la crise des subprimes pointe son nez et l'entreprise de Clark est directement impliquée. Une grande complicité va naître entre le banquier et son chauffeur.
Aussi pour Jende, le monde s'écroule quand on lui refuse son titre de séjour et qu'en plus il perd son emploi...
Il ne voit plus qu'une solution, celle de rentrer au pays, mais Neni, sa femme ne l'entend pas de cette oreille...
Jende commença à lui raconter qu'il avait eu une très agréable conversation avec un ami de Winston, mais elle ne l'écoutait qu'à moitié. Pour la première fois de sa vie, elle remarquait une chose : la plupart des gens dans la rue marchaient aux côtés d'une personne qui leur ressemblait...
Même à New York, même dans cette ville de mélanges, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres composaient leur petit cercle de gens comme eux.
Grâce à la plume d'Imbolo Mbue, ce roman qui raconte une histoire comme il en existe des millions dans le monde, atteint une intensité dramatique très forte mais émouvante sans tomber pour autant dans le pathos.
Son écriture, pleine d'humour et très imagée, nous fait entrer aisément dans les coutumes du Cameroun et mieux comprendre les difficultés et les rêves de la famille.
Du coup, le lecteur ne peut s'empêcher de comparer la vie quotidienne américaine et la vie africaine et comprend mieux pourquoi Jende et ses camarades rêvent tous de l'Amérique et confondent ce pays avec un paradis où tous les rêves se réalisent.
Hélas ce n'est pas si simple...
Les immigrés sont rejetés et ne trouvent que des petits boulots mal payés et ne voient presque plus leur famille car ils travaillent plus de 12 heures par jour, six jours sur sept ; ils vivent la peur au ventre à l'idée qu'on découvre leur situation irrégulière ; ils habitent dans des logements indécents, remplis de cafards au coeur des quartiers les plus pauvres de la ville ; les avocats les attendent au tournant pour se remplir les poches pendant qu'ils tentent d'obtenir des papiers en règle...
L'auteur ne fait pas de cadeau en nous montrant les bons et les mauvais côtés de notre société occidentale. La déception qui vient un peu plus briser ces êtres humains qui pourtant nous faisaient confiance, est décrite avec beaucoup de réalisme. Et eux, qui savent avec dignité se relever encore et encore malgré les coups du sort et la pauvreté, nous ne pouvons que les admirer pour leur courage et leur tenacité.
C'est un très beau roman, très humain qui nous montre aussi que grâce au respect mutuel, une certaine complicité peut naître entre deux hommes que tout oppose mais qui, pour des raisons différentes, souffrent...
J'ai aimé les dialogues très imagés et les expressions camerounaises ; les personnages hauts en couleur et les membres de cette famille tous aussi attachants les uns que les autres.
J'ai trouvé que l'auteur n'était pas tombée dans la caricature ce qui aurait été facile lorsqu'elle parle de la famille américaine. Elle montre que eux aussi souffrent pour des raisons différentes, et que Cindy, la mère ressent ce que toutes les femmes du monde ressentirait en vivant sa situation.
L'auteur aborde donc le grave sujet de l'immigration sans porter de jugement. Elle nous montre aussi que l'écart entre les différentes classes sociales est énorme en Amérique (ainsi que l'échelon des salaires), encore plus que chez nous, ce qui n'arrange pas l'ambiance générale si on y ajoute les différences culturelles.
L'auteur nous explique aussi qu'il n'y a pas de véritables mélanges dans la société américaine, chacune des communautés de migrants se repliant sur elle-même et ne fréquentant que les membres de leur pays d'origine à cause du racisme latent entre blancs et "noirs" toujours existant d'une part, mais aussi du racisme intercommunautaire.
La place de la femme dans le couple africain est également abordée sans fioriture mais avec une certaine pudeur : l'homme a toujours raison et la femme suit, un point c'est tout, quitte à renoncer à ses rêves.
Ce roman qui m'a souvent rappelé les propos de Chamamanda Ngozi Adichir dans Americanah, est cependant plus facile à lire et plus léger tout en nous montrant avec réalisme l'envers du décor du rêve américain.
"Le mieux pour avoir des papiers et rester, c'est l'asile. Ça, ou épouser une vieille blanche édentée du Mississippi."
C'est ce que Winston avait dit à Jende qui , tout juste remis du décalage horaire, venait de passer une demi-journée à arpenter Times Square, émerveillé.
"Que Dieu nous préserve des malheurs, lui avait répondu Jende. Je préférerais avaler une bouteille de kérosène et mourir sur-le-champ."
Je remercie Masse critique de Babelio et bien sûr les éditions Belfond, de m'avoir permis de lire ce roman en avant première de sa sortie le 18 aôut prochain...