Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
"Nuages mouvants" est une chronique racontée par Hsieh Hai-meng, sur la réalisation du film "The assassin", un film qui est un véritable chef-d'oeuvre, et qui a reçu le "Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2015" et qui est sorti en salle début mars.
Ce livre a été édité chez l'Asiathèque avec le concours du CNL et il est paru quelques jours avant la sortie du film dans les salles.
La chronique est précédée dans le livre, par l'"Histoire de Nie Yinniang", de Pei Xing, un récit datant du IXe siècle, qui a inspiré le scénario du film, puis par le scénario original définitif du film, écrit par A Cheng, Chu Tien-wen et Hsieh Hai-meng, elle-même.
La préface est de Jean-Michel Frodon et la postface de Chu Tien-Wen.
La traduction des différentes parties, à partir du chinois, a été effectuée par Catherine Charmant, Deng Xinnan et Pascale Wei-Guinot (coordination Gwennaël Gaffric).
Ce livre est une véritable plongée dans l'atmosphère de la réalisation d'un long-métrage appartenant au genre wuxia, c'est-à-dire un film de cape et d'épée chinois ou, si vous préférez, une histoire de chevalerie et d'arts martiaux, un genre de film qui a le plus souvent lieu dans la Chine ancienne.
Le texte est enrichi par de nombreuses illustrations en noir et blanc, toutes extraites du film, dont vous pouvez voir ci-dessous la bande annonce officielle...
Bande annonce officielle du film "The Assassin"
Dans sa préface, intitulée "Dans les profondeurs de "The Assassin", Jean-Michel Frodon, grand spécialiste du cinéma, à la fois critique, enseignant et historien, nous indique en quoi ce film se distingue des autres films de Hou Hsia-hsien.
On y retrouve bien sûr la beauté des gestes, les couleurs, le rythme...mais on y trouve aussi une "mise en profondeur de l'image", nous dit-il qui n'est pas sans rappeler le cinéma en 3D, "signifiée par l'usage de tissus ou de végétation pour suggérer aux sens une consistance jusque-là inconnue du grand écran".
La plupart des données sur les auteurs qui vont suivre, sont inspirées de sa préface ou du site de l'Asiathèque que je remercie ici pour m'avoir fait connaître ce livre qui ne manquera pas de plaire à tous les cinéphiles avertis et aux passionnés de l'Orient et des wuxia.
L'histoire de Nie Yinniang se déroule pendant l'ère Zhenyuan (785-804) de la dynastie des Tang (618-907) sous le règne de l'empereur Dezong.
Ce texte est un chuanqi, c'est-à-dire un conte fantastique caractéristique de l'époque de la dynastie Tang.
Aux éléments fantastiques (pouvoirs extraordinaires des personnages par exemple...) se mêlent des éléments politiques (rivalités et pouvoirs entre dirigeants et représentants provinciaux par exemple...), et des histoires d'amour.
Voici l'histoire qui a inspiré le scénario du film ...
Nie Yinniang, âgée de 10 ans, est la fille du prévôt Nie Feng.
Une nonne bouddhiste, passée demander une aumône dans la maison, se prend de sympathie pour l'enfant. Elle demande au père de lui confier sa fille pour lui transmettre son enseignement. Le père refuse et se met même en colère.
Le soir même, la petite fille disparaît.
Ce qui donne dans le scénario...
Yinniang se réveille et voit la nonne vêtue de blanc.
- La nonne : Viens avec moi, je t'emmène !
Yinniang se lève et s'habille. la nonne l'installe sur son dos, l'attache à l'aide d'un tissu de soie blanche et ressort par la fenêtre.
Les parents ont beau se désoler, personne ne retrouve leur petite fille.
Cinq ans plus tard, la nonne la ramène chez ses parents : sa formation est terminée. Elle a acquis de nombreux pouvoirs.
Ce qui donne dans le scénario...
Treize ans plus tard...
- la nonne : Yinniang a terminé son apprentissage. Il est temps pour moi de vous la rendre.
La nonne prend congé...Pendant ce temps, la nourrice et les servantes, informées du retour de la jeune demoiselle ont accouru. Leurs visages sont inondés de larmes de joie.
...
Alors que la nourrice aide Yinniang à se déshabiller, elle découvre avec stupeur un poignard en corne de bouc noire attaché à la taille de la jeune femme. Yinniang ne dit rien.
Désormais, même son père n'ose plus la contrarier.
Le gouverneur militaire de Weibo ayant appris qu'elle possédait certains pouvoirs, la fait entrer dans sa garde personnelle. Bien sûr, il compte bien se servir d'elle et de ses pouvoirs extraordinaires à des fins politiques...
Je ne vais pas vous raconter les multiples péripéties de cette histoire que vous pourrez vous amuser à mettre en parallèle avec le scénario du film !
Il s'agit d'un récit très riche, plutôt bref (6 pages) mais empli d'action, faisant appel à de nombreux personnages et à de nombreuses références culturelles : respect des anciens et de toute figure d'autorité, violence guerrière...
Forcément le scénario original écrit à partir de l'histoire ne le sera pas moins !
Dans le livre, le scénario du film est donc mis en regard de l'histoire, vieille de plus de mille ans. Il montre qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une adaptation du conte mais d'une histoire à part entière qui a été réinventée pour s'adapter aux exigences du cinéma.
Cette nouvelle histoire présente donc par exemple de nombreux flashes-back où le lecteur prend connaissance des années de formation de la jeune fille, années durant lesquelles elle a acquis, guidée par la nonne, ses extraordinaires pouvoirs mais où elle a été obligée de faire ses preuves aussi, en tuant des gens qu'elle aimait.
Ce scénario est donc une oeuvre littéraire à part entière et il pourra être très instructif de le comparer au résultat final obtenu, c'est-à-dire au film que je ne suis pas encore allée voir.
Le scénario définitif élaboré en octobre 2012, a été écrit par A. Cheng (Zhong Acheng), Chu Tien-wen et Hsieh Hai-meng.
C'est en fait la 38ème version du scénario !
Au centre de ce scénario, il y a bien sûr Hou Hsia-hsien lui-même, un réalisateur taïwanais au parcours unique, né en Chine continentale puis arrivé à Taïwan avec ses parents...il est devenu un adolescent turbulent puis s'est tourné vers le cinéma un peu par hasard : il a commencé à tourner des mélodrames commerciaux dans les années 80. Puis il est devenu une personnalité publique en créant des films qui ont rendu à Taïwan son histoire longtemps occultée par la dictature de Tchang Kaï-chek. Enfin il est devenu un grand cinéaste connu internationalement, suite à la réalisation de films comme "La cité des douleurs", "Café lumière", "Millenium mambo", "Les fleurs de Shanghai"...et une figure incontournable dans son pays, incarnant le monde culturel taïwanais.
A ses côtés, on retrouve Chu-Tien-wen, une écrivaine renommée qui a toujours été sa partenaire depuis le début de son oeuvre. Elle est issue d'une famille de grands auteurs et de personnalités culturelles reconnues. Elle peut être considérée comme un des deux mentors de Hou Hsia-hsien (le second étant le réalisateur Edward Yang).
A Cheng est un des écrivains de Chine continentale parmi les plus célèbres. Il a contribué à la renaissance de la littérature chinoise en publiant des nouvelles réunies dans un livre intitulé "Les trois Rois". Il a vécu plusieurs années aux États-Unis.
A. Cheng est le scénariste et le co-scénariste de plusieurs films. Il a notamment écrit des scénarios pour Tian Zhuangzhuang.
Enfin la jeune Hsieh Hai-meng, née en 1986, et titulaire d'une licence d'anthropologie, se destine à une carrière littéraire, comme certains membres de sa famille (Chu Tien-hsin, sa mère et Chu Tien-wen, sa tante dont on vient de parler ci-dessus). Elle écrit actuellement son premier roman.
Leur travail commun, par moment très fragmenté, a donné vie à ce scénario...très riche dont le film n'est qu'une version au final, très épurée.
Extrait du film "The Assassin"
Enfin le livre se poursuit par la chronique sur la réalisation du film "The assassin", écrite par Hsieh Hai-meng, la plus jeune des scénaristes.
Cette chronique, intitulée "Nuages mouvants" qui a donné son titre au recueil a été tenue par la jeune écrivaine durant toute la préparation et le tournage du film.
Dans ce texte, elle nous montre ses qualités d'observation, et sa grande variété de ton. Elle passe du quotidien, à des perspectives historiques précises, philosophiques ou esthétiques. Elle peut délaisser une situation pour en favoriser une autre qui à ses yeux apparaît comme plus importante...
Dans ce "journal de bord" un peu spécial, qui tient environ la moitié du recueil, le lecteur découvre la manière dont travaille Hou Hsiao-hsien et donc une facette de sa personnalité mais aussi les contraintes matérielles, ou "idéologiques" qui se sont imposées lors de la réalisation du film.
Petit à petit se dessine de la part du cinéaste une stratégie de la mise en scène qui est aussi une philosophie de l'existence, stratégie et philosophie fondées sur une négociation permanente entre l'état de la réalité, l'affirmation d'une singularité personnelle et l'exigence d'une constante remise en question.
L'auteur nous parle en détails des différents éléments qui ont permis la composition des personnages...par exemple le personnage central de Nie Yinniang est hybride.
Hou "dao" a décidé qu'elle serait atteinte du syndrome d'Asperger, un trouble proche de l'autisme. Il a donc étudié ce trouble en détails pour tout savoir de ceux qui en étaient atteints.
Il s'est inspiré par exemple du personnage de Lisbeth Salander (dans Millenium) et de celui de Jason Bourne, héros de "La mémoire dans la peau" de Robert Ludlum.
Cela donne une héroïne particulière qui n'est pas amnésique (elle sait qu'elle a été enlevée pour faire d'elle un assassin) mais qui ne se reconnaît pas dans le monde où elle évolue. Ainsi elle a acquis un caractère particulier : elle est obstinée, fonce sans penser aux conséquences de ses actes et, du moment qu'elle croit sa quête juste, elle mettra même sa vie en péril...
L'auteur nous décrit certaines scènes et les multiples prises du tournage, les problèmes liés à la météo (à la nécessité d'avoir du brouillard, par exemple, pour tourner certaines scènes), les désirs du réalisateur et ce qu'il a finalement réussi à tourner, ses contradictions et ses hésitations.
Hou "dao" préfère sortir se promener et fumer une cigarette. A travers la baie vitrée, nous le voyons de dos et le regardons errer sous les arbres en casquette blanche et pantalon assorti. De temps à autre, il lève la tête vers le ciel, absorbé dans ses réflexions. Nous en profitons aussi pour faire une pause...
Au retour de sa promenade et de sa pause cigarette, Hou dao lâche invariablement : "Ça y est, je sens que dans ce passage nous devrions faire comme ça..."
Le lecteur découvre aussi les conditions particulières du tournage selon qu'il se passe en Chine, à Taïwan, ou au Japon et les problèmes locaux concrets.
Le film s'élabore sous les yeux du lecteur tout en prenant peu à peu de la distance avec le scénario.
Enfin, de nombreuses références à d'autres oeuvres, à des personnages étayent le récit.
Ce journal de bord fourmillant d'infos de toutes sortes, se lit comme un récit d'aventure plein de rebondissement. Il ne vous donnera qu'une seule envie, celle de découvrir "The assassin" sans tarder.
Interview traduite en français de l'équipe du film
Salué comme un chef-d’oeuvre au Festival de Cannes 2015, où il reçut le "Prix de la mise en scène", sélectionné pour concourir à l’Oscar du meilleur film étranger en 2016, "The Assassin", dix-huitième long-métrage de Hou Hsiao-hsien est, selon l’expression de Jean-Michel Frodon (l’auteur de la préface) "une mutation, un voyage, un tournant dans l’art mobilisé".
"Nuages mouvants" fournit d’innombrables indices qui en éclairent le processus de création.
On y découvre une vision particulière de la culture chinoise classique des Tang et du cinéma, on y saisit de façon vivante et incarnée la manière dont travaille Hou Hsiao-hsien.
On y comprend aussi les enjeux plus vastes en termes matériels, financiers, stylistiques, "idéologiques" auxquels il est confronté.
On y a enfin accès à des informations plus générales sur les conditions de tournage en Chine, à Taïwan et au Japon.
Tout le travail — depuis l’écriture du scénario jusqu’à la sortie du film — est dévoilé, mêlant croquis pris sur le vif, opinions tranchées sur des réalisateurs et des films, références aux conditions de fabrication d’autres films de Hou Hsiao-hsien, réflexions sur le sens de ses comportements et de ses décisions.
[source : http://www.livres-cinema.info/livre/10551/nuages-mouvants ]