Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
La narratrice, professeur de sociologie à l'Université, arrive dans le petit village de Mauduit, en Franche-Comté, pour obtenir l'autorisation de la mairie, afin que ses étudiants puissent éplucher les nombreuses archives du village.
Elle n'est pas venue là par hasard : elle a déjà séjourné brièvement dans ce village alors qu'enfant, elle vivait encore avec ses parents, séparés depuis et se souvient de ce jour particulier où ils n'avaient pas arrêtés de se disputer, sa mère refusant ce court séjour, auquel le père semblait très attaché et qui l'avait même totalement bouleversé, ce qu'enfant elle n'avait pas manqué de remarquer.
Alors qu'elle arpente les sentiers non balisés, la narratrice va faire la rencontre de Lottie, une intimidante nonagénaire qui habite seule aux Ardenne, une vaste demeure perdue dans la montagne construite tout près de la rivière. La narratrice n'est pas venue là par hasard non plus puisque c'est la secrétaire de mairie qui le lui a conseillé...
Lottie accepte de la loger et de la nourrir pour quelques jours puisqu'il n'y a plus d'hôtel au village. Ceci tient du miracle car Lottie, plutôt solitaire et revêche, a la réputation de choisir ses hôtes !
Mais le véritable miracle est qu'elle apprécie tant la narratrice que dès le premier soir, elle se met à lui raconter l'histoire de la maison, puis de la famille Ardenne.
Soir après soir, elle narre comment elle est entrée ici comme bonne d'enfant, alors qu'elle n'était elle-même qu'une enfant...comment elle a été "achetée" à sa mère par Mme Ardenne, alors qu'elle travaillait comme apprentie chez la couturière du village parce qu'elle seule pour entrer peu à peu dans les secrets et les confidences de la famille.
L'écriture est très littéraire, les mots sont parfois difficiles, les phrases longues mais très poétiques et imagées. Ce n'est pas une écriture facile. Suivre les méandres stylistiques, nécessite un certain effort. Les longues descriptions des lieux, peuvent fatiguer le lecteur ou l'inciter à lire en diagonale pour arriver plus rapidement aux faits.
Mais, une fois habitué à l'écriture, très vite, le lecteur est captivé et oublie le temps (ne laissez pour autant le repas sur le feu ou les enfants sans surveillance !). Il est fasciné par les mots, les expressions, les phrases et les images qui en découlent.
Car l'auteur sait particulièrement bien conter, elle nous amène là où elle veut avec des détours certes, mais elle nous charme tout en nous faisant réfléchir sur le pouvoir de la narration, et la façon dont sont transmises oralement les histoires, les légendes et les contes.
L'auteur nous transporte ainsi sur presque un siècle d'histoire familiale, celle de la famille Ardenne et de ses différents membres qui ont vécu de multiples aventures dans le monde entier, celle de ce petit village perdu de Franche-Comté qui garde bien ses secrets, mais aussi celle de la narratrice.
Elle nous transporte aussi à travers le monde.
Ne comptez pas rester au chaud auprès de la cheminée et à la lumière de la lampe à pétrole, même si au détour d'une phrase l'auteur vous explique comment l'allumer !
Non ! Vous allez avec elle partir en voyage, randonner à pied, vous perdre dans la neige et vous retrouver devant une simple cabane en rondins du Yukon, au Canada, identique à celle qu'enfant, Lottie remuait dans sa boule de verre pour y voir tomber la neige...
Comme une araignée tisse patiemment sa toile pour mieux attraper ses proies, l'auteur par petites touches souvent entremêlées nous emmène, suivant le fil de sa narration, vers un véritable enchantement...
Encore un roman qu'il faut prendre le temps de déguster au coin du feu.
Heureusement que c'est l'hiver...et que les jours sont courts...
Bonne Lecture !
Donnons la parole à l'auteur...
"Au départ serait le domaine des Ardenne, une maison d’ombre bâtie sur de mauvaises terres au fond d’un vallon, près d’une rivière. La très vieille Lottie y accueillerait un soir ma narratrice, mais cela ne commence pas là. Au départ, ce serait un jour d’août 1904 où Lottie enfant a vu, comme un signal du monde parallèle, passer sur le chemin une créature à deux têtes, et des nuages, pareils à ceux d’une lointaine vallée du Klondike.
Mais faut-il croire sur parole cette récitante, randonneuse de pages et arpenteuse d’Atlas, qui dévore les livres de la bibliothèque ; sait-elle où naissent les histoires ? Au long des veillées près de sa cheminée, sa visiteuse l’écoute. Peut-être est-elle venue chercher quelqu’un d’oublié dans les archives et au cimetière du bourg, son père ou un jeune homme assassiné, mais il est déjà trop tard : les fantômes du passé et de l’avenir rappliquent, leur destin s’intrique au sien car, dit Lottie, même écrit sur du vent, c’est le récit qui l’emporte.
Pourtant, rien ne coule de source ni dans le bon sens, comme le feraient croire la petite nymphe en bronze d’un encrier, la photo enneigée d’une cabane en rondins ou le camée volé à une morte aux yeux exorbités : non, cela ne commence pas là. Plutôt en Afrique ou au Tonkin, au fond d’un coffre à jouets, dans un conte des forêts, inventé par amour d’une orpheline ; ou dans les lettres d’un infirme par sa faute, qui se fit prospecteur de la langue inconnue en laquelle les hommes se parlent…
Des uns aux autres, j’écoute voyager le récit mais est-ce une fin ou un commencement ?"
Anne-Marie Garat
[source : site de l'éditeur Actes sud]
Quelques extraits
"On ne sait où commencent les histoires, à quelle source elles prennent leur origine, c'est pourquoi on n'a guère que le choix d'entrer dans leur cours au moment qui semble le plus propice, de s'y risquer comme on pénètre dans l'eau fuyante venue d'ailleurs et glissant à sa pente, se laissant emporter parfois, mais surtout luttant à contre-courant pour remonter les pas et les sauts qu'elle a franchis, les bassins versants où elle s'est attardée..."(p. 67)
"(...) puis je révisais mon jugement. Car si les objets rudimentaires que nous possédions étaient de la plus basse espèce de substance et de matière grossière, tous imprégnés de l'odeur vieillotte qui régnait dans ces pièces assombries,(...) ils avaient dans leur simplicité brute une plénitude de présence qui valaient celle des richesses des Ardenne. (...) ils étaient empreints de l'honneur et de la dignité des miens, de ma mémé que j'aimais chèrement et de mon frère Jules qui étaient en terre avec tous ceux de notre lignée..." (p.105)
"Dès le milieu du matin, je fus loin de tout (...) dans son lit étroit la Flane fumait. Elle galopait droit entre des grèves de roches et de gros cailloux, écumante, mousseuse, bien plus vaillante que par chez nous pour y aller de toute sa force. Je grimpais sur les rochers polis, verdis de mousse et gluants, enjambant des racines, faisant bien attention de ne pas glisser, si tu te casses la margoulette, me disais-je, tu seras dans de beaux draps. Je me parlais à voix haute pour m'accompagner." (p . 179)
"(...) comment décider de ce qu'il est bon ou non d'élire parmi nos souvenirs (...) en dernier ressort les mots l'emportent sur l'oubli. Alors ceux qui subsistent une fois écrits, ceux dont l'encre pâlit dans les caisses, les tiroirs de bureau, ceux qui attendent lecture d'yeux auxquels ils n'étaient pas destinés, dans quel danger sommes-nous de les découvrir... (p .201)
"Je vous écoute comme dans la lecture où, sourd à la phrase qui poursuit son cours, l'on dérive en pensée au point d'égarer le fil parfois pour le raccorder plus loin, selon des digressions intérieures, des rapprochements entre tel ou tel détail semblant hors sujet...(p. 301)