Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
On ne se rend jamais compte combien le cours d’une vie peut dépendre de choses insignifiantes, un morceau de beurre, un sentier que l’on délaisse au profit d’un autre, une ombre que l’on suit ou que l’on fuit, un merle que l’on choisit de tuer avec un peu de plomb , ou bien de l’épargner...
Je ne sais pas si l’on peut guérir de certaines choses. Au fond, raconter n’est peut-être pas un remède si sûr que cela. Peut-être qu’au contraire raconter ne sert qu’à entretenir les plaies, comme on entretient les braises d’un feu afin qu’à notre guise, quand nous le souhaiterons, il puisse repartir de plus belle.
Je n'avais jamais lu le rapport de Brodeck depuis sa sortie et ce n'est pas faute d'en avoir entendu parler...En principe, j'aime beaucoup les prix Goncourt des Lycéens. Ce sont des romans "coup de poing" qui dérangent et sont toujours riches en émotion.
D'autres part, j'aime aussi Philippe Claudel qui nous offre des romans forts et marquants. J'ai d'ailleurs déjà chroniqué sur ce blog, La petite fille de Monsieur Linh et Les âmes grises.
Ce sont des romans indémodables que l'on peut lire tout au long de la vie en dehors de l'engouement des débuts.
L'histoire
Nous ne savons pas où se passe l'histoire sans doute dans un village de montagne à la frontière allemande, mais nous devinons bien sûr, au fur et à mesure de la lecture, que cela se passe juste après la guerre.
Brodeck est chargé par les habitants du village de rédiger un rapport car lui seul a fait des études et sait écrire correctement. De plus il travaille pour une administration qui lui demande d'écrire des rapports sur la nature, sur les plantes et les animaux qui l'entourent.
Dans ce rapport, il devra dire toute la vérité sur les derniers événements survenus au village, l'exécution collective inévitable ("l'Ereigniës") de "l'Anderer" (= l'autre), un étranger dont on ne saura ni le nom, ni d'où il venait, qui s'est installé quelques temps au village. Le lecteur découvre, horrifié qu'il a été exécuté, uniquement parce qu'il était différent...
Brodeck, dès le départ nous précise...
Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien.
En effet lui seul n'était pas présent ce soir là...
Lui qui espérait oublier tout ce que lui et sa famille ont enduré pendant la guerre va être obligé de révéler, non seulement la mémoire du village, mais aussi ce qu'il lui a été impossible de raconter pendant toutes ces années et qui explique l'acte ignoble commis par les villageois...
Lui-même a été envoyé dans un camp parce qu'il était étranger...Les gens du village l’ont eux-mêmes désigné pour "acheter leur tranquillité" avec l’occupant.
C'est toujours simple de regretter après coup ce qui s'est passé. Ça ne mange pas de pain, et ça permet de se laver les mains et la mémoire, à grande eau, pour les rendre pures et blanches.
Brodeck a en effet été recueilli par Fédorine. Elle l'avait trouvé, tout jeune enfant, dans un village totalement dévasté où il était le seul survivant. Il était arrivé au village, quillé sur une charrette. Tous deux s'étaient installés dans une cabane que les villageois avaient prêté et ils étaient restés.
Mais pendant son absence, un autre drame est survenu : parce qu'elle a voulu défendre des jeunes filles, Emélia sa femme a été violentée et laissée pour morte et en a perdu la raison et la vue...Fédorine a veillé sur elle toutes ces années et aussi sur la petite Poupchette, née du viol et qui est leur raison de vivre à présent, tant elle apporte de vie, de joie et d'espoir dans ce monde violent.
O petite Poupchette… certains te diront que tu es l'enfant du rien, que tu es l'enfant de la salissure, que tu es l'enfant engendrée de la haine et de l'horreur. Certains te diront que tu es l'enfant abominable conçue de l'abominable, que tu es l'enfant de la souillure, enfant souillée déjà bien avant de naitre. Ne les écoute pas, je t'en supplie, ma petite, ne les écoute pas. Moi je te dis que tu es mon enfant, et que je t'aime. Je te dis que de l'horreur nait parfois la beauté, la pureté et la grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les plus belles roses viennent parfois sur une terre de sanie. Je te dis que tu es l'aube, le lendemain, tous les lendemains et que seul compte cela qui fait de toi une promesse. Je te dis que tu es ma chance et mon pardon. Je te dis ma Poupchette, que tu es toute ma vie.
Brodeck est le seul du village a être revenu des camps où il était considéré par les gardiens comme "Chien Brodeck".
Les habitants du village lui en veulent-ils pour ça ?
Se sentent-ils menacés par sa présence ?
Ou à l'inverse est-ce Brodeck et sa famille qui doivent avoir peur d'eux à présent ?
Les gardes s'amusaient avec moi en me mettant un collier et une laisse. Il fallait que je marche ainsi. Il fallait que je fasse le beau, que je tourne sur moi-même, que j'aboie, que je tire la langue, que je lèche leurs bottes. Les gardes ne m'appelaient plus Brodeck mais "Chien Brodeck".
C'est un roman remarquablement écrit qui nous prend aux tripes dès les premières lignes. Une fois le décor planté, on ne peut plus le lâcher. Mais il est, inutile que je vous le précise, très très sombre car il nous parle de la noirceur de l'âme humaine et de la sauvagerie de cette période de l'Histoire.
Rien n'est précisé, tout est implicite ce qui rend les événements encore plus présents car ils prennent sous la plume de Philippe Claudel, une forme d'universalité effrayante.
C'est par petites touches successives, comme les pièces d'un puzzle que le lecteur apprend et comprend le vécu des personnages, leur traumatisme, les raisons de leur révolte ou de leur violence. Pas une seule fois l'auteur ne juge, il expose des faits, nous laisse la liberté de penser...
Encore une fois, nous retrouvons la trace des conséquences de la peur et constatons qu'elle rend les hommes fous, cruels et inhumains...
Un roman difficile à résumer, à lire absolument si vous ne l'avez pas déjà fait !
Il a obtenu plusieurs prix :
- Le prix Goncourt des lycéens en 2007.
- Le prix des Libraires du Quebec en 2008 (dans la catégorie "romans hors Quebec")
- Le prix des Lecteurs du Livre de Poche en 2009.
Il était temps que je le lise...et même si certains passages sont très difficiles, je ne regrette pas la lecture de ce roman bouleversant.
A lire dès 16 ans.
A noter : En 2015 et 20016 sont sortis les deux tomes de l'adaptation en BD de ce roman. Une BD toute en noir et blanc de Manu Larcenet, qui a reçu pour cette oeuvre le Prix Landernau 2015.
L'idiotie est une maladie qui va bien avec la peur. L'une et l'autre s'engraissent mutuellement, créant une gangrène qui ne demande qu'à se propager.
N'oublie pas que c'est l'ignorance qui triomphe toujours, Brodeck, pas le savoir.
Ce qui est dans les livres n'existe pas toujours. Parfois les livres mentent, vous ne pensez pas ?