Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Vivre est le plus souvent indolore, comme respirer. Les feuilles qui tremblent en haut des arbres ne connaissent pas le goût de la sève, la libellule ignore la fraîcheur du ruisseau, et le coeur qui bat la mesure, quatre temps pour la valse et combien pour aimer, ne saurait éprouver la fluidité du sang.
Eve est une jeune trentenaire. Elle travaille dans un laboratoire de biologie à l'INSERM où elle étudie en particulier les cellules cancéreuses. Elle entretient avec ses collègues des relations professionnelles parfaites. Elle a des amis, aime leur compagnie mais parfois hésite à sortir durant le weekend car c'est une jeune femme fragile psychologiquement et plutôt solitaire. Eve est en effet atteinte d'un mal étrange qui la sépare des autres, même de ceux qu'elle aime : elle ne veut pas qu'on la touche et ne supporte aucun contact rapproché.
Elle redoute en particulier d'aller dans une salle de cinéma alors qu'elle est cinéphile et de sentir une personne inconnue assise à côté d'elle, de monter dans un transport en commun ou même de récupérer sa monnaie. Ses proches ne l'embrassent jamais et elle-même ne tend jamais la main vers eux. Difficile dans ce contexte de songer à avoir des relations amoureuses.
Est-ce parce que Jean, son père, était fourreur et qu'il travaillait les peaux ?
Ou est-ce que parce lui-même a caché de nombreux événements de son passé qu'il a pourtant gardés à "fleur de peau" ?
Son père (Yankel / Jean) a en effet un passé douloureux dont il ne parle jamais. Résistant et communiste, il a vu ses parents partir dans les camps et ils ne sont jamais revenus. La photo des grands-parents hante Eve et sa soeur Irène. Simone, la mère, finit par quitter le domicile conjugal pour se libérer du poids du passé, pensant à tort, que ses deux filles qui vont vivre avec lui, sauront mieux l'aider à oublier.
Un soir où Eve se décide à entrer dans une salle de cinéma, (au départ pour voir le dernier film de Scorsese "la dernière tentation du Christ" qui fait polémique mais finalement il a déjà commencé...), une bombe explose et le feu se répand dans la salle. Eve se retrouve dans le coma. Elle n'est pas gravement blessée mais a inhalé les vapeurs toxiques trop longtemps. Le pompier qui la trouve la transporte au dehors dans ses bras.
Sa soeur Irène, André son ami d'enfance qui est fou amoureux d'elle, Jean son père et Simone revenue auprès d'eux vu les circonstances, en profitent pour lui parler, la toucher, la caresser comme on le leur a conseillé, pour faciliter son réveil et son retour parmi eux.
A son réveil attendu de tous, Eve va peu à peu se reconstruire.
Est-ce parce qu'elle a frôlé la mort qu'elle est devenue une personne différente, ou porte-t-elle à présent un autre regard sur la vie ?
Quoi qu'il en soit, il va lui falloir affronter ses peurs et le passé familial...
Avec le projet de prolonger la vie, elle poursuit sans relâche l'étude de ce qui donne la mort. Dans le monde microbiologique, les cellules qui respectent la vie sont celles qui observent les signaux et s'y conforment, qui connaissent les limites, qui savent mourir au moment propice. Celles qui veulent vivre à tout prix, celles qu'anime une folle fringale de vie, sèment la mort alentour et la propagent à l'envi.
Les mots qu'on attend d'une autre personne, souvent, on ne sait pas qu'on les attend. C'est seulement quand ils tombent, après coup, que l'on en prend conscience. L'esprit, dans ces moments de grâce, perd sa faculté d'analyse, la raison s'efface, le temps d'un révérence elle cède la place.
La famille est la peau. D'autres peuples le savent depuis toujours et l'enseignent à leurs enfants. Quels que soient ses stigmates, ses plaies et ses meurtrissures, la peau raconte l'histoire commune et vous la grave dans le coeur.
C'est avec des mots empreints de beaucoup de délicatesse et d'une grande douceur que l'auteur nous parle du présent compliqué de notre jeune héroïne et du passé familial terrible que nous devinons au fil des pages comme si les paroles pouvaient aider à cicatriser les blessures. La peau est ce qui nous sépare des autres et elle exprime souvent toute la complexité et la fragilité des relations humaines, intra ou extra familiales. Car nous le savons tous, les maux de la peau disent tout haut notre sensibilité, nos fêlures et expriment les non-dits familiaux qui restent le plus souvent enfouis de génération en génération.
Dans ce roman où le lecteur est invité à suivre une jeune femme fragile dans un parcours initiatique étonnant puisqu'elle va se rendre en RDA, à Berlin-Est, avant la chute du mur, l'auteur fait un parallèle entre ce mur qui sépare la ville en deux et la peau qui sépare notre héroïne des autres êtres humains qui l'entourent. La peau devient un rideau de fer qui semble impossible à franchir...et dont les blessures seront difficiles à cicatriser.
L'auteur s'appuie sur des faits réels : l'attentat du cinéma Saint-Michel à Paris a réellement eu lieu en octobre 1988, et a été perpétré par des intégristes catholiques qui protestaient contre la sortie du film de Martin Scorsese et bien entendu vous savez tous que le rideau de fer durant la Guerre froide fait partie de l'histoire de l'Europe au 20e siècle.
Le roman est étayé de références littéraires, musicales et cinématographiques. En le lisant, j'avais les chansons et la voix de Barbara dans la tête et cette musique me poursuit pendant que j'écris ces lignes et que je le feuillette à nouveau pour choisir quelques citations.
C'est un très beau roman poétique et sensible qui malgré le sujet n'est jamais triste car il est porteur d'espoir et profondément humain. Eve est protégée par un ange gardien (imaginaire) à l'écharpe rouge, qui la suit depuis qu'elle est toute petite et a déposé au creux de son bras trois petits points, trois grains de beauté, trois petits cailloux qui lui éviteront de se perdre et lui permettront de retrouver le lien vers ses ancêtres. Un très beau symbole...
Ce roman, édité la première fois en 2014 chez La Grande Ourse, vient de faire l'objet d'une réédition comme certains des écrits de l'auteur.
L'auteur, Gérald Tenenbaum est mathématicien et écrivain. Il est professeur émérite à l'université de Lorraine et spécialiste de théorie analytique et probabiliste des nombres.
En plus de ses publications mathématiques, il est l'auteur de plusieurs romans, de recueils de nouvelles et de poésie ainsi que d'ouvrages de théâtre et a obtenu plusieurs prix littéraires. Je l'avoue, je ne m'attendais pas à une si belle écriture, poétique, imagée, touchante, à ses phrases courtes et tellement évocatrices. J'ai donc découvert sa plume avec beaucoup de plaisir.
Je remercie l'auteur pour sa confiance et pour m'avoir offert ce livre en service de presse, après avoir lu mon commentaire sur un blog ami.
Le tiers du livre se passant à Berlin-Est, ce roman peut entrer dans le challenge d"Ingannmic "Sous les pavés les pages". En effet même si le sujet principal n'est pas la ville, la balade dans les rues, l'ambiance dans Berlin, la présence étouffante du mur, la surveillance perpétrée envers les étrangers, les nombreux contrôles...tout est criant de réalisme.
Une très belle découverte.
Demain, on attaquera le mur à coups de pioche, on en prélèvera des morceaux en prévision de la nostalgie qui viendra. Demain, peut-être, un musicien s'avancera et installera son violoncelle sur la ligne de fracture. Demain, on posera la musique sur les pierres. Demain, on reconstruira demain, car tout est aujourd'hui possible.