Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J'aimais ce que j'avais pris d'abord pour un grain de folie, sa ténacité, ses secrets. J'aurais voulu pourtant que quelquefois elle renonce à cette force qui me rassurait tant. Qu'elle abatte les remparts, fasse sauter les digues et me noie dans sa tendresse, au creux de ses bras. Mais l'amour de grand-mère se tenait derrière des murailles fortifiées. Elle y régnait et c'était, chez elle, un labeur de tous les instants, une besogne sans répit aucun.
Nous sommes en 1842 à la Nouvelle-Orléans. Elisabeth Dubreuil, une toute jeune fille pense qu'elle a commis un crime, mais l'ami de la famille qui a tenté de la violer, et faisait chanter son père, réchappe à ses blessures. Même si elle est certaine qu'il ne pouvait pas la reconnaître, Elisabeth en parle à sa mère et à sa grand-mère et une solution s'impose d'elle-même : elle doit les quitter et embarquer définitivement pour Port-au-Prince.
Elle a suivi en cela l'exemple de Florette, sa grand-mère, et de Camille, sa mère, qui toutes deux lui ont toujours dit que dans la vie, il fallait "avancer, sans se retourner".
Florette est une ancienne esclave qui a été affranchie par son maître qui l'avait prise en affection après la naissance de leur fille. Avec courage, elle avait quitté son pays natal (Saint-Domingue) pour la Nouvelle-Orléans. Là-bas, avec sa fille Camille, âgée alors de 5 ans, elle a rebâti sa vie et est devenue une couturière recherchée par toutes les femmes de la ville, qu'elles soient blanches, métisses ou de couleur. Florette n'a plus jamais accepté de se soumettre aux désirs d'un homme, un adage qu'elle a transmis à Camille, qui choisira plus tard elle-aussi, la liberté, en refusant de devenir la seconde épouse de l'homme que pourtant, elle aime...
Régina elle, en 1867, ne pensait pas que sa rencontre avec le général Léonard Corvaseau allait changer sa vie. Née dans une famille pauvre du sud de l'île d'Haïti. Elle quitte sa famille à l'âge de 10 ans pour se rendre à la ville où elle est placée chez les Mérisier. Un jour de Carnaval quand la foule envahit les rues de Port-au-Prince, elle profite de la folie qui s'est emparée de la population pour fuir sa maîtresse qui la maltraite, l'affame et la bat pour un oui pour un non...
Recueillie par Man Jo, elle vit quelques années heureuses et insouciantes durant lesquelles elle apprend à gagner sa vie, et surtout à s'aimer un peu, tout en faisant davantage confiance aux gens qui l'entourent. Un jour de manifestation dans les rues, alors que la révolte gronde et qu'elle a empli ses mains de pierre, qu'elle est prête à lancer pour se défendre, son regard croise celui d'un homme à cheval qui stupéfait, n'en revient pas de son insolence et de sa détermination. Elle ne sait pas à qui elle a affaire. Le général Léonard Corvaseau est en effet le libérateur de Port-au-Prince. Il cherchera à la revoir et elle deviendra sa maitresse.
Plus tard, quand elle parlera de lui à sa fille et à sa petite-fille, elle le nommera toujours jusqu'à sa mort par ces mots emplis de tendresse et d'admiration : "Mon général, mon amant, mon homme".
Régina aussi, tout comme Elisabeth avant elle, s'est opposée au cours de sa vie à toute cette violence, avec une ténacité silencieuse comme l'ont fait avant elle ses ancêtres et comme l'a fait Elisabeth.
Vous vous en doutez... toutes les deux vont être réunies par le destin. Mais je ne vous dirai pas ni comment, ni par qui !
Mère, grand-mère et Sarah-Jane, j'ai emporté dans mon voyage vos vies enfouies dans ma chair, mon sang, mes muscles, bagages intimes et jusqu'à vos blessures muettes telles des ondes invisibles.
Et toi, père, le magicien des jours heureux !
Je suis née une troisième fois dans une autre terre, amassant les morceaux brisés de vos vies...
Fouettée, affamée, méprisée. Il est dit que, quand on frappe un corps, on frappe une conscience. Pourtant, jamais cette âpreté et cette rudesse n'ont pu enraciner la détresse en moi. Mon ciel l'attrapait par la gorge pour la noyer dans un silence abyssal. Il y mettait la patience, l'adresse et la force. Et mon ciel a dressé cet arbre indestructible que Grann Sémise et ma mère avaient planté en moi. Et le temps l'a mis à jamais debout.
Absorber la douleur est un apprentissage patient que j'ai entamé très tôt. Plier sans rompre exige souvent davantage que lutter. Quand la douleur approche, tu feins de ne pas la reconnaître. C'est une inconnue qui passe son chemin...
Pourquoi avait-elle [Elisabeth] choisi de vivre en Haïti ? me suis-je souvent demandé. Ce lieu de naissance de sa grand-mère n'était pas à mes yeux une raison suffisante. Je suis d'avis qu'on ne laisse pas sans raison son lieu de naissance. Toujours est-il qu'elle a gardé son secret par-devers elle. Et c'est très bien ainsi. J'aime les gens qui ne se lâchent pas. Qui prennent appui sur leurs secrets pour avancer.
L'autrice dresse dans deux parties distinctes le portrait de deux femmes, toutes deux appartenant à sa famille et, à travers leur histoire, elle nous conte aussi l'histoire d'Haïti, anciennement Saint-Domingue et celle de la Nouvelle-Orléans, puisqu'elle nous fait passer alternativement de l'un à l'autre de ces lieux.
Elle leur rend un bel hommage à ces femmes de sa lignée maternelle et paternelle, tout comme elle rend hommage à ces "passagères de la nuit" embarquées sur des bateaux négriers, violées par les marins dans la soute du navire, violentées à leur arrivée dans les champs de canne à sucre ou dans les cuisines par des maîtres toujours prêts à abuser d'elles.
Mais si ces femmes subissent quotidiennement violences, humiliations et domination masculine, elles savent aussi s'affirmer et ne renoncent jamais. Leur ténacité est admirable et leur silence devient une arme.
Née en Haïti, Yanick Lahens dédie ce livre à son aïeule (Régina) et à sa bisaïeule (Elisabeth). Elle qualifie la première de "silencieuse", la seconde de personne "nimbée de secrets et de mystères", deux femmes que tout oppose et qui ont forgé sa propre personnalité, car descendre d'une esclave c'est savoir que l'on doit peut-être la vie à la violence, peut-être même à un viol et pour l'autrice il était désormais nécessaire de briser le silence, celui de son ascendance mais aussi celui de ces femmes qui luttent au quotidien pour exister mais dont personne ne parle jamais, car elles sont invisibles.
C'est grâce à ces femmes qui lui ont transmis leur culture multiple, qu'elle-même a pu se forger un avenir "heureux", qu'elle a pu comprendre ses racines, étudier et devenir écrivaine. Elle est riche de cette diversité culturelle car elle est à la fois africaine, haïtienne et européenne.
C'est un magnifique roman de cette rentrée littéraire que j'ai énormément aimé. Il est en lice pour le Prix Goncourt et le Prix Jean Giono 2025...
Il vient d'obtenir le 30 octobre 2025, le Grand prix du Roman de l’Académie française. Vous pouvez aller lire dans son intégralité en cliquant sur le lien ICI, le discours qu'elle a envoyé aux Académiciens pour les remercier, car elle n'a pas pu se déplacer.
A noter, un glossaire permet de se familiariser avec certains mots créoles.
Merci à Babelio pour sa masse critique et à l'éditeur pour leur envoi. Ils m'ont permis de découvrir ce nouveau roman d'une écrivaine que j'aime beaucoup dont j'avais découvert la plume en lisant "Bain de lune", voir ICI sur mon blog. qui avait obtenu le Prix Femina en 2014.
Avant le bateau, les souvenirs sont flous, mais inscrits sur ma peau, dans ma chair, chacun de mes viscères. J'ai dû longtemps me battre contre la peur de l'obscurité et des lieux fermés. Je suis dans les bras de ma mère, poussée avec d'autres au fond d'une cale. Je garde un souvenir très fort de ce trou noir.
Toujours se faire le moins surprendre par l'inconnu, la faim, les chamboulements inattendus, les grandes décisions ou même l'appétit d'un homme. Tu ouvres un grand ciel, plus grand que le fouet, que la faim, plus grand que les grands charivaris, plus grand que les incendies ravageurs, que la terre qui tremble et culbute, que le désir de mains, de lèvres sur ta peau. Et dans ce ciel, tu poses tes astres, tes soleils, tes eaux profondes, tes divinités et ton "nom vaillant", celui que tu es seule à connaître. Et ton ciel, tu le noues avec ton mouchoir, deux fois plutôt qu'une, autour de la tête. Un mouchoir-ciel, ma fille.