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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Les Veilleurs de nuit / Tiunn Ka-siông

L'Asiathèque, 2025

L'Asiathèque, 2025

Des pétales de fleurs de pêcher tombaient par poignées sur la surface du lac. Un poisson-fleur-de pêcher en saisit un dans sa gueule, et plongea, descendant vers les profondeurs du lac aux Fantômes. Ce poisson, difforme dès sa naissance, avait une échine tordue vers la gauche, et la nageoire caudale fendue en éventail. Mais cela ne l'empêchait pas de nager, pétale en bouche. Le lac était sombre, insondable, à la frontière entre les clartés du ciel et les ténèbres d'en dessous. Dans ses profondeurs se dressait un gigantesque arbre-esprit, vieux de cinq cent printemps et automnes. Courbé, à moitié pourri, il agitait doucement ses branches dans les courants. Le poisson passa entre ses racines et repéra une ouverture dans le tronc creux. Il s'y glissa comme à l'intérieur d'un tunnel végétal. Lorsqu'il ressortit de l'autre côté, ce fut d'un bleu éclatant. 

Nous sommes à Taïwan dans le sud-est de l'île, dans le petit village natal de l'auteur, "Min-hsiung", qu'il rebaptise dans le roman "Bourg-brûlé".

Fils d'une famille installée près du Temple du Roi des Cinq Céréales (dieu tutélaire du village), le jeune Tiunn passe ses journées auprès d'une mère très superstitieuse qui croit aux légendes, à la présence des dieux et à l'existence des esprits. Son père est taiseux. Il travaille comme contremaître dans une usine de papier et ne semble s'intéresser à ses enfants que lorsqu'on le déclare malade et qu'il a peur de ne pas avoir le temps de leur transmettre son savoir. Les parents se disputent très souvent et le jeune Tiunn fuit et se réfugie chez des voisins ou d'autres membres de la famille. 

Il passe beaucoup de temps avec son amie Tsiu Bi-huï,  dont il est très proche. Le lecteur s'amuse de leurs frasques et observe avec eux les animaux qu'ils découvrent au bord du canal, où ils vont souvent, bien que cela soit interdit. Ils ont beaucoup de liberté et peuvent jouer au dehors lorsqu'ils ne vont pas à l'école. On dit dans le village que la petite fille est une incarnation du "veilleur de nuit", une divinité errante fictive, veillant sur les morts. C'est vrai qu'elle a souvent l'air de ne pas être présente, parle peu, observe mais n'intervient pas. Elle a des visions et entend certaines choses qui n'existent plus. Par exemple, c'est le cas du ventilateur qui était installé dans la chambre de l'étage (dans laquelle son père s'est pendu). Il a pourtant été enlevé maintenant que la chambre est louée à des étudiants et a été remplacé par une climatisation qui ne fait pas de bruit.

Dans le roman, le "veilleur de nuit" prend le visage et l'aspect d'une jeune femme voilée de noir tenant une lanterne rouge que notre jeune Tiunn va croiser à plusieurs reprises au cours de sa vie. Là-bas, les enfants sont  considérés comme les messagers naturels des morts voilà pourquoi ils ont souvent une sensibilité précoce au monde invisible comme c'est le cas de nos deux jeunes héros. Le jeune Tiunn par exemple, distingue le monde réel, "le monde de face" avec le lac, le temple de la Dame des Eaux, la montagne, du "monde de dos" peuplé des êtres imaginaires et solitaires guidés par le "Veilleur de nuit".

L'auteur nous livre ses souvenirs sans aucun souci chronologique comme notre mémoire nous restitue les nôtres... une image, une personne, un retour dans sa famille ou dans le village faisant émerger tout une foule de souvenirs qui vont et viennent au gré de son récit. Il navigue du coup entre les époques et les lieux. Au passage, il nous livre ses réflexions sur les gens, sur sa famille ou ses proches, sur ce qu'il observe dans la rue, sur la réalité qui l'entoure qui parfois se mêle aux légendes et tout cela encore une fois sans lien apparent. 

Nous le suivons et regardons le monde qui l'entoure, comme lui le voit, avec ses yeux d'enfant. Il nous raconte ses peurs, le plus souvent liées aux légendes qui circulent sur certains lieux ou autour de certaines personnes et qui font partie de la vie des habitants dans cette région rurale et isolée de l'île.

J'ai beaucoup aimé lorsque l'auteur nous raconte avec humour, les circonstances dans lesquelles il s'est fait voler huit fois son vélo comme si une malédiction s'était abattue sur lui. Il grandit et devient ado, lycéen puis étudiant, se fait d'autres amis et pose ensuite sur son village, sa famille, les traditions, un regard empreint de maturité. C'est très intéressant de voir le recul qu'il prend petit à petit en grandissant, comme de voir à quel point la culture de ce pays est différente de la nôtre. 

On apprend beaucoup de choses relevant des traditions locales, de la manière d'honorer les ancêtres à celle de bâtir un four artisanal (appelé khong-iô) pour faire cuire un poulet, entre autre. 

Le narrateur donne enfin, durant un court chapitre, la parole à Tsiu Bi-huï, son amie, qui narre à son tour leurs souvenirs d'enfance, selon son propre point de vue... 

Tout ce que je voulais, c'était être comme tout le monde. Les autres n'entendaient pas des voix surgies de nulle part ; les autres ne voyaient pas apparaître des images qui n'existaient pas. Moi, je n'arrivais même plus à faire la différence : ces voix étaient-elles réelles ou le produit d'une illusion ?

Je suis convaincu que les enfants, à certains moments, sont de véritables sorciers, chamanes ou magiciens, qu'ils vivent dans leurs histoires.

Les souvenirs peuvent correspondre à la réalité ou n'être que des illusions. Même dans ce second cas, ils existent vraiment, ancrés dans le cerveau.

Voilà un livre autobiographique qui est à la fois un roman poétique, un récit, un documentaire et un conte que j'ai découvert avec grand plaisir et lu quasiment d'une traite. Au cœur de la réalité surgissent des créatures imaginaires de toutes sortes, l'étrange envahit le quotidien et le lecteur ne sait pas toujours séparer le réel de ce qui relève de la pure imagination. C'est ce qu'on appelle le réalisme magique. J'apprends en rédigeant ses lignes que l'auteur est salué comme l’héritier taïwanais de Mo Yan ou de García Márquez, car il fait cohabiter dans son petit village natal, les morts et les vivants, les dieux et les hommes.

Pour apprécier cette lecture, il faut se donner le temps de lire au préalable la préface écrite par Gwennaël Gaffric qui est également le traducteur. Sa découverte facilite en effet l'immersion dans ce récit et cette culture si éloignée de la notre. 

Le récit en lui-même est plaisant et bien rythmé, découpé en chapitres de différentes longueurs. Chaque chapitre est écrit autour d'une anecdote, d'un souvenir, d'une vision. La réalité et la fiction se mêlent mais le récit du narrateur, les légendes, l'histoire et le contexte sont racontés en typographie différente, ces dernières en gras ce qui permet de les identifier sans problème. 

Pour prendre le temps de s'imprégner des légendes et coutumes de  Taïwan, ainsi que de ses principaux événements historiques, il faut s'arrêter sur les nombreuses notes de bas de pages qui donnent des explications très intéressantes. Elles sont surtout nombreuses dans la première moitié du livre.

Peu à peu, le lecteur apprend certains épisodes marquants de l'histoire de Taiwan, pourquoi par exemple on l'appelle "l'île-fantôme". Les fantômes ne sont pas seulement ceux qui apparaissent dans les légendes, ce sont aussi les fantômes de l'histoire de l'île, de tous ceux qui sont disparus car victimes de la "Terreur blanche". Les fantômes et les esprits qui peuplent le village sont des personnages à part entière qui côtoient les deux enfants, leur famille (oncles, tantes, grands-parents). Ils forment toute  une galerie de personnages incroyables qui sont à découvrir au fil des 272 pages du roman.

Le fait de transcrire par écrit les événements passés, tout en décrivant précisément les lieux, apparait pour l'auteur, comme un véritable devoir de mémoire. 

Le livre est enrichi d'expressions taiwanaises, des mots inconnus pour nous, mais qui sont expliqués au fil de l'histoire, mais aussi de nombreuses références littéraires et d'extraits. En fait plusieurs langues se retrouvent dans les différents extraits et écrits qui composent ces pages. Elles font référence à la réalité culturelle de l'île qui rassemble des peuples de toute origine. 

C'est un roman à lire en prenant son temps et à relire.  Je n'ai pas la prétention d'avoir tout compris ni d'avoir tout retenu de l'histoire de Taiwan, ou des légendes qui peuplent l'imaginaire rural, ou encore des traditions qui font partie de son patrimoine culturel.  Ce livre est d'une grande richesse, et on ne peut appréhender en une seule lecture toutes ses facettes sans en omettre quelques-unes. 

Il faut savoir aussi que "Les Veilleurs de nuit" a d'abord paru sous forme d'album musical qui a été finaliste du 33e Golden Melody Awards. C'est en 2023, que la version littéraire a remporté deux prix prestigieux (le Golden Book et le Prix Jeunes pousses). Le lecteur trouve donc entre deux chapitres, des chants et autres formes musicales correspondant à un des souvenirs évoqué, ou à un des personnages du roman, ainsi qu'un QR code associé permettant de les écouter. Ce chant est imprimé sur un papier légèrement grisé afin de le distinguer du récit. A la toute fin du livre, après la table des matières, une table des différents morceaux, accompagné pour chacun de son QR code, est proposée. 

Dans un village, il n'y a pas que les dieux protecteurs officiels, il existe aussi des divinités sauvages, obscures, qui rôdent ça et là dans les ruelles. Ce sont des êtres spirituels qui n'ont pas été transformés par la machine qu'est la civilisation.

Tiunn Ka-siông est né en 1993 à Min-hsiung (Taïwan). Il est aujourd'hui une figure singulière de la scène littéraire et musicale taïwanaise. Diplômé en littérature chinoise de l'Université Dong Hwa, il poursuit actuellement des études à l'Institut de littérature taïwanaise de l'Université normale de Taïwan. Chanteur, parolier et animateur du podcast "Le bistrot taïwanais", il est aussi leader du groupe indépendant Tsng-kha-lâng, un des groupes émergents les plus créatifs et les plus en vue en ce moment à Taïwan. Il est également responsable du studio Tsng-Bue Culture Sound. 

L'auteur sera en France (à Paris et Lyon), la semaine du 20 au 25 octobre pour une série de rencontres littéraires et musicales, voir ICI.

Merci à Pascaline pour l'envoi de ce service de presse. J'ai toujours un plaisir immense à lire les publications de l'Asiathèque qui sont non seulement très agréables à tenir entre les mains car tout est parfait en ce qui concerne l'objet-livre mais qui me font découvrir aussi des auteurs formidables comme ce jeune auteur et musicien dont c'est le premier roman. 

Un auteur à suivre...

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A
Tu nous fais découvrir des auteurs toujours intéressants. Ce livre me plairait certainement. Bises.
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C
merci pour la présentation , comme toujours passionnante<br /> bisous<br /> patricia
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S
C'est exactement le genre de roman étranger que j'apprécie pour découvrir une culture. La littérature asiatique, a l'exception de la japonaise, est parfois difficile d'accès je trouve mais pas ici visiblement. On semble tres bien se fondre dans l'histoire !
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M
Merci pour cette découverte... Mais je crois que ma liste de livres est déjà bien longue...
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F
Tu sembles avoir fait une belle trouvaille et j'avoue que ma curiosité est éveillée, surtout parce que cela promet une belle incursion dans la culture et l'histoire taïwanaise, mais j'ai une petite réticence quand même avec le réalisme magique. A voir déjà si je peux trouver ce livre dans ma bibli.
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P
J'ai lu 2-3 livres d'auteurs asiatiques et ça ne m'a pas plu. J'ai abandonné. J'en ai assez à lire comme ça.
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B
Un ouvrage qui mérite qu’on s’y intéresse
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R
YOu introduce us to such a variety of reading choices. Thank you for this interesting review. Have a wonderful day. HUGS
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M
Je vois que tu t'es bien intéressée à cet ouvrage qui pourtant parait complexe, Manou<br /> Bisous et amitié
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C
bonjour<br /> le côté us et coutumes me plairait mais pas les êtres imaginaires, j'ai du mal avec ça, même dans les films.<br /> L'illustration me rappelle le Cambodge<br /> bisous
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V
J'aime ces cultures asiatiques qui sont pleines de mystères et de traditions, et je n''ai jamais lu d'auteur taiwanais, je note, merci pour cette découverte. Gros bisous Manou. cathy
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C
un premier roman dis tu cela promet !<br /> amitié .
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D
Ce mélange de mystère, de magie, de poésie, de souvenirs et de réalité doit être vraiment passionnant à lire. Et ce roman permet de s'immerger dans une culture que je connais peu. Merci pour la découverte !
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M
Je suis impressionnée par le nombre de livres que tu lis et en pllus de tous genres. Je suis très sélectve. Bisous
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C
Coucou Manou,<br /> Curieux ce livre, il m'intrigue, je pense que je peux aimer aussi ce style de lecture.<br /> Merci pour ton ressenti sur ce livre.<br /> Belle journée, bisous<br /> Lili
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B
Encore un livre superbement présenté !<br /> Il ne me déplairait pas de le lire...<br /> Bisous Manou et bon mercredi
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D
en effet
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C
Bonjour Manou<br /> Un ressenti qui fait envie <br /> Merci à toi<br /> Bises
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J
J'ai remarqué que les écrivains asiatiques (surtout de Taïwan ou de Malaisie) ne se préoccupe pas beaucoup de la chronologie. Je ne sais pas si c'est culturel ou juste le hasard de mes lectures. En tout cas, ce roman me tente bien. La photo en couverture est superbe (je choisis parfois mes lectures juste en fonction de la couverture).
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A
Merci pour cette chronique !
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