Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Dans un coin de la pièce, la télévision est allumée, on entend le journal du soir. Les nouvelles sont fiévreuses, l'époque est troublée : les étudiants chinois ont manifesté place Tien-An-Men, la population s'est soulevée en Allemagne de l'Est, le Parti slovène a adopté une nouvelle constitution et réclame une réforme de la fédération yougoslave. On discute de politique un peu partout avec une ferveur et une agitation nouvelles. Mais ni elle, ni Jakov ne s'intéressent à la politique. Tous deux vivent avec la ferme conviction que, s'ils se tiennent à distance des problèmes, les problèmes garderont leurs distances vis à vis d'eux.
Vesna se souvient de tout...
Parce que, aujourd'hui, elle sait...ce qu'elle ne savait pas alors. Elle sait que ça a été la dernière soirée de leur vie normale.
Nous voici en 1989 en Croatie à Misto, petit bourg de la côte dalmate.
Nous faisons connaissance avec la famille Vela. Il y a Jakov le père qui travaille comme comptable dans l'usine d'accessoires en plastique locale et poursuit le soir son passe-temps quotidien : il est radioamateur ; Vesna la mère qui est institutrice ; les jumeaux Mate, élève de terminale du lycée technique de construction navale, tout en travaillant l'après-midi et Silva, qui poursuit ses études de secrétariat et de comptabilité au lycée de Split. Ils ont tout deux 17 ans.
Ce dimanche matin-là de septembre, la famille constate que Silva n'est pas rentrée de la fête des pêcheurs où elle a passé la soirée la veille. Son frère jumeau, Mate l'a vu danser vers 11 heures du soir avec Adrijan, le fils du boulanger du village, alors que son petit ami habituel n'était pas présent. Mais il ne sait rien de plus car lui même a été trop occupé ensuite pour surveiller sa soeur.
Très vite, son absence devient inquiétante et une enquête minutieuse est menée par l'inspecteur Gorki Sain qui prend la disparition de la jeune fille très au sérieux. Il y a deux suspects, son petit ami Brane dont l'alibi est rapidement vérifié et Adrijan qui expose sa version des faits mais qui est le dernier à l'avoir vu en vie.
Scolarisée au lycée de Split, la capitale dalmate, la jeune fille, bien que mineure, y jouissait d'une certaine liberté. L'enquête va révéler qu'elle n'était pas aussi clean que le pensaient ses proches. Elle se droguait et vendait de l'héroïne pour le compte d'une dealer nommé Mario Cvitković, Cvitko pour les intimes, connu des services de police, mais qui aura vite fait de la remplacer.
Rien d'autres n'est découvert par les enquêteurs, si ce n'est que Silva avait l'intention de partir en cachette de ses parents car elle avait vidé ses tiroirs et pris tout l'argent qui était en sa possession et qu'elle a été vu, le lendemain de la fête, par une jeune femme prénommée Elda, achetant un billet de car pour l'étranger.
Tout laisse à penser qu'elle a quitté le pays.
Mais les événements politiques du pays vont changer la donne. Nous sommes en 1991, le régime de Tito tombe, l'inspecteur Gorki est poussé à démissionner et c'est la guerre civile qui n'épargne pas non plus le petit bourg et ses habitants. Brane s'est engagé dans la marine et Adrijan se fait tuer.
La guerre durera quatre ans : l'affaire est classée...
Poussée par sa mère qui pense que Silva est toujours en vie, Mate, aidé un temps par son père, poursuit inlassablement ses recherches ce qui le mènera à parcourir l'Europe, sans relâche. Son père renonce, persuadé que si elle était en vie elle chercherait à les contacter. Les parents se séparent.
Mate est désormais marié et père d'une petite fille. Il en viendra à négliger son couple, à détruire son foyer, persuadé que sa soeur est en vie à quelque part, qu'elle se cache pour une raison inconnue et qu'elle ne peut les contacter librement.
Des années après, l'ancien flic Gorki, petit-fils d'un partisan qui a combattu avec Tito pendant la seconde guerre mondiale s'est reconvertit dans l'immobilier. Il doit convaincre les habitants de vendre leurs biens pour des promoteurs étrangers qui à présent investissent dans le pays.
Il revient à Misto...
Il regarde et se souvient...
Silva a toujours été là. Du ventre maternel à la crèche. Du placenta partagé aux voyages en bus scolaire tous les lundis. Il n'y a pas un souvenir, pas une once de sa vie dont Silva ait été absente. Il pensait que ça valait aussi dans l'autre sens.
Mais ça ne valait pas dans l'autre sens. Silva avait son autre vie, une vie parallèle, dans laquelle il n'était pas.
Et il le ressent comme une trahison.
Voilà un roman policier très prenant et même bouleversant tant la quête de cette famille va devenir la nôtre au fil des pages.
Les descriptions des évènements et des personnages sont si imagées qu'elles nous mettent immédiatement dans l'ambiance. L'auteur insiste en particulier sur la beauté de son pays, de son bord de mer (Misto est un petit port de pêche), des ruelles de la petite ville et même des maisons dans laquelle les personnages vivent. On a l'impression de vivre ou de marcher à leur côté.
En parallèle, l'auteur dresse la trame historique de son pays entre 1989 et 2017 et nous décrit les bouleversements de la société croate durant ces trois décennies : la chute du régime communiste, la guerre civile, l'effondrement de l'économie, la fermeture des usines et le chômage d'une grande partie de la population, puis le développement du tourisme au détriment des terres agricoles désertées, et la corruption et les spéculations qui vont avec.
Le roman est découpé en quatre parties qui se déroulent à des dates différentes de la disparition de Silva au retour de Gorki à la fin de la guerre. Chaque chapitre nous parle d'un des acteurs qui gravitent autour du drame. Mate est attachant et l'auteur nous le présente comme le frère fidèle et prêt à tout que nous voudrions tous avoir mais un peu trop sous la coupe de sa mère.
Le lecteur découvre la détresse des parents, qui ira jusqu'à faire exploser la famille, mais aussi l'explosion du pays. Les drames qui touchent toutes les familles de la ville vont leur faire oublier la jeune fille.
Un livre passionnant, bien que lent à se mettre en place et sans grands rebondissements. Mais je ne me suis pas ennuyée une seconde. En fait bien qu'il y ait une enquête, ce n'est pas du tout un thriller, c'est un roman noir et un roman historique qui nous parle sur fond de guerre civile et d'effondrement du pays, de l'absence, du vide laissé par une personne disparue. C'est une enquête sans éléments concrets sur lesquels s'appuyer et donc difficile à mener comme le sont malheureusement très souvent les enquêtes sur la disparition d'enfants. Il est donc normal que l'auteur mette ainsi l'accent sur l'attente, la lenteur de l'enquête. C'est ce que vivent les familles lorsque un de leur proche disparait. C'est désespérant mais édifiant et tout à fait original pour un polar.
Voir l'avis d'Aifelle ICI.
Là-bas,...il y a sa fille. Sa fille qu'il emmenait se baigner en été, à qui il retirait les aiguilles d'oursins plantées dans la plante de ses pieds près de l'Etoile de la mer, avec qui il s'appliquait à plaquer des airs sur le petit mélodica. Et qu'il avait fini par prendre en grippe pendant toutes ces années. Qu'il accusait de les avoir lâchement, égoïstement abandonnés sans laisser une trace, un message, un mot de compassion.
Mais Silva ne se manifestait pas...
Tout aurait été différent s'ils avaient su. Leur vie à tous aurait été différente.
Jurica Pavičić, né en 1965 à Split, est un écrivain et critique de cinéma croate. Ses romans ont été traduits en plusieurs langues.
"L'Eau rouge" est le premier polar croate à avoir été traduit en français par Olivier Lannuzel. Il a été couronné par cinq prix prestigieux, dont le prix Le Point du Polar européen 2021, le Grand Prix de Littérature Policière ou encore le Prix Libr'à Nous 2022.