Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je fréquente la bande parce qu'en dehors de la fac, je n'ai rien d'autre à faire et que je m'ennuie dans le HLM blême de mes parents au milieu de ma cité dortoir...
Le petit bourge futé d'urbaniste qui a imaginé la cité où nous vivons n'a prévu aucun bar. Zéro troquet. Dix mille nouveaux habitants et pas un rade ! Cité prolo, qu'ils ont dit. Métro, boulot, dodo. Pas bistro.
Dans les années 60, à Meudon-la-Forêt, en banlieue parisienne, une jeune femme est retrouvée morte dans un terrain vague. Elle n'a pas été violée, et on ne l'a pas volé non plus, mais elle est anormalement amochée. Le commissaire Martineau, aux vues des empreintes de pas trouvées sur les lieux, est tout de suite mis sur la piste d'une des bandes de jeunes du quartier, celle de Sorb. Ce ne sont pas des voyous, juste des jeunes qui s'ennuient dans leur cité dortoir, volent une caisse de temps en temps, s'amusent en braquant quelques maisons...sans plus.
Sorb (Mathieu pour ses parents) est le diminutif de Sorbonne. Il est issu d'une famille arménienne qui fait tout pour lui permettre de continuer ses études.
C'est Laurent, un des leurs, qui a tabassé la femme pour la faire taire, parce qu'elle avait peur de lui, alors qu'il ne lui voulait aucun mal, mais un homme en entendant ses cris, s'est mis à tirer de vraies balles de sa fenêtre. Laurent craignait pour leur vie et a juste frappé trop fort. Bien entendu, Sorb et sa bande vont tout faire pour le couvrir...
C'est le début d'une dégringolade qui d'évènements dramatiques en évènements plus violents, nous fait craindre le pire pour l'avenir de ces jeunes, ces potes que Sorb voudrait tant sauver, et nous aussi...avant qu'il ne soit trop tard.
Mais dans les années 60, en banlieue, ce n'est pas facile de vouloir sortir de sa condition sociale...
Ce type ne sait pas mentir. Même sans rien dire, il a l'air coupable de ce qu'il cache. Martineau le salue de la tête. Les rares habitués sont partis. Il ne reste que la bande autour de la table. Ceux qui jouent et ceux qui regardent en attendant le massacre. Seule Annie navigue ailleurs, toute seule devant le juke-box, les yeux au plafond, et rêve qu'elle s'appelle Daniela et que l'amour d'Eddy Mitchell n'est qu'un jeu pour elle.
Il y a encore plus malheureux que le prolétariat relogé des cités. Il y a le populo abandonné de tous, celui des quartiers insalubres. Les moins que rien. Les sans nom. Les sans dents. Les miséreux. Ceux dont on attend qu'ils s'éteignent d'eux- mêmes, comme un feu qui couve et qu'on ne daigne même pas noyer, attendant qu'il s'étouffe...
L'enfance ne fait pas de nous ce que nous devenons, c'est ce que nous devenons qui tue notre enfance. Après il ne reste plus que l'idée que nous nous en faisons.
Ian Manook nous offre en fait non pas un roman policier, puisque le lecteur connait à chaque instant le ou les coupables, mais un roman social magnifique, loin de son style habituel. Il nous fait entrer avec réalisme au cœur de cette bande de jeunes sans aucune illusion sur son avenir. C'est toute une génération sacrifiée par avance... qui ne trouve pas sa place dans ce que la société de l'époque a à leur donner.
Voilà pourquoi l'auteur choisit parmi la bande de s'attacher aux actes et aux réflexions de Sorb qui semble être celui qui a le plus de chance de s'en sortir, parce qu'il est à la fac et qu'il veut devenir journaliste. Le lecteur fait sa connaissance, participe à sa vie de famille, le suit lors de ses rencontres avec sa petite amie Katia ou ses potes, en particulier Figos, et espère qu'il saura faire face à ce qui l'attend. Il le découvre fidèle en amour comme en amitié, mais encore naïf et incapable de comprendre tous les enjeux de ce qu'on lui fait miroiter et pour toutes ces raisons, il s'attache à lui.
L'auteur nous présente également les membres de la bande, leurs parents_ tous immigrés et ouvriers_ qui tentent en vain de sortir la tête de l'eau et espèrent que leurs enfants feront mieux qu'eux. Là-bas, tout le monde travaille pour Billancourt ou des sous-traitants. La vie dans les HLM est d'une grande tristesse et je ne parle pas des bidonvilles qui abritent encore des centaines d'immigrés encore plus mal lotis que ceux de la banlieue.
Ian Manook n'oublie pas pour autant le contexte historique de ces années-là : la France à peine sortie de la Guerre d'Algérie, les attentats de l'OAS, les manifestations interdites et leurs terribles répressions policières (en particulier celles du métro Charonne, le 8 février 1962).
Il nous parle aussi de l'attrait d'un ailleurs qui s'avèrera aussi décevant que dangereux.
Le climat social est explosif, l'extrême droite bien trop présente, le racisme le lot quotidien de tous les immigrés. La révolte gronde et pourtant les réseaux sociaux n'existaient pas, mais les bien pensants et les riches ne voulaient rien voir de ce qui les entourait tout comme les médias, qui passent plus de temps à s'extasier sur la "robustesse du paquebot France"...plutôt que de parler de la vie misérable des habitants dans les banlieues.
C'est un roman passionnant que j'ai beaucoup aimé mais qui m'a laissé un sentiment d'impuissance et de tristesse, car finalement 60 ans après, je ne peux que faire le constat que trop peu de choses ont changé.
Puisqu'il se passe entièrement à Paris et sa banlieue, ce roman me permet de participer à nouveau au challenge d'Inganmic "Sous les pavés, les pages" qui se termine dans quelques jours.
Quoi que tu écrives, souviens-toi bien de ça, quelqu'un se sert de toi, un autre te ment, un troisième t'édulcore, et un dernier te lit en ne comprenant que ce qu'il veut bien comprendre. Même si tu fouilles, pioches, creuses, tu ne sauras que ce qu'on voudra bien que tu saches et, de toute façon, on ne publiera de toi que ce qu'on voudra bien publier. Et quand bien même tu aurais l'impression d'une exclusivité, c'est juste que quelqu'un, quelque part, aura bien voulu te permettre de sortir cette information, pour des raisons qui ne dépendent pas de toi et qui t'échapperont toujours. Appelle ça la morale, la raison d'Etat ou le secret-défense, comme tu veux, mais ce que tu écriras ne sera jamais ta vérité. Toujours la leur. Celle qu'ils t'autorisent.