Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Embarquer c'est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T'as plus de vie, t'as plus rien à toi. Tu dois obéir au skipper. Même si c'est un con- il soupire. Je ne sais pas pourquoi j'y suis venu, il dit encore en hochant la tête, je ne sais pas ce qui fait qu'on veuille autant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d'amour aussi, il ajoute à mi-voix, jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à haïr le métier et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde semble fade, vous ennuie à devenir fou.
Elle s'appelle Lili. Elle a fui Manosque, les soirées trop pleines de bière ou d'ennui et, une certaine violence, le lecteur n'en saura pas davantage d'ailleurs le sujet n'est pas là. Elle trace la route vers l'Alaska dont elle rêvait depuis toujours et arrive à Kodiak.
C'est décidée, elle sera marin. A peine arrivée, elle n'a aucun mal à trouver un travail, malgré sa silhouette frêle et le fait qu'elle n'est pas en règle car ne possède pas la "green card" obligatoire. Mais avant de trouver un bateau qui l'accepte ("qui l'adopte" dit-elle), il lui faut faire ses preuves à quai, trois semaines longues et épuisantes pour préparer le départ, montrer qu'elle est endurante, qu'elle n'a pas peur de travailler dur avec des hommes, d'avoir froid et de porter de lourdes charges, les pieds trempés dans l'eau salée toute la journée. En attendant le départ, elle parcourt les rues sur son vélo bleu et fait des connaissances, reçoit des conseils puisqu'elle ne sait pas encore de quoi l'avenir sera fait.
Elle embarque enfin sur le "Rebel" pour la pêche à la morue noire (d'autres pêches suivront, le flétan, le crabe...). Là, elle va subir les pressions et les exigences du skipper, les regards pas toujours très bienveillants des autres marins, et elle luttera au quotidien pour montrer sa vraie valeur, dormira par terre, revendiquera de faire ses quarts comme les autres, se couvrira jusqu'à l'écœurement du sang et des entrailles des poissons qu'il faut bien nettoyer avant de les stocker dans la cale. Elle travaillera dur malgré la fatigue, le froid, les gestes répétitifs qui peuvent s'avérer dangereux quand l'attention se relâche jusqu'à ce que tous reconnaissent enfin son endurance, ses mains même blessées de vrai marin, sa volonté d'en découdre quoi qu'il lui en coute.
Mais l'ivresse du grand large est là, elle est déjà prise au piège. Elle ne sait pas encore qu'elle restera dix ans.
Quand la saison se termine, une fois la maigre paie en poche car l'équipe a du rembourser sur son maigre salaire du matériel perdu en mer, il lui reste à "repeindre la ville en rouge" (=boire des bières jusqu'à se saouler comme le font les hommes) et puis il y a Jude, le grand marin, le fascinant homme-lion rude et tendre, qui est entré dans sa vie de femme et trouble ses sens et ses certitudes.
Ira-t-elle à Point Barrow, puisque c'est son rêve ?
Renoncera-t-elle à sa liberté pour le suivre à Hawaï ?
Je baisse les yeux. L'homme-lion n'est plus que Jude blotti sur lui-même dans un vieux pull de laine bleu, informe et déteint.
- Tu as un beau pull, je dis.
- Une amie me l'a fait, il y a très longtemps.
Son regard n'est plus redoutable mais doux et presque timide. Il esquisse un sourire. A moi il sourit le grand marin...
Je pense qu'il n'a plus à cette heure envie d'être un homme de légende, qu'il est fatigué et qu'il a mal aux mains, froid, et même pas de whisky, de femmes ou d'héroïne, qu'il veut juste se replier contre le souffle chaud qui s'exhale du mur.
Voilà un roman original et très prenant que je n'ai pas pu lâcher avant la fin (ou presque). Le lecteur comprend très vite que ce texte ne peut qu'être autobiographique. L'autrice a en effet passé dix ans de sa vie en Alaska et participé elle-même à plusieurs campagnes de pêche.
C'est un récit fondamentalement féministe mais vous verrez que les hommes malgré les apparences, sont capables d'oublier leur côté macho et de respecter celui ou celle qui le mérite par son travail. N'appartient pas à leur monde qui veut !
J'ai été happée par le récit dès les premières pages et je suis tombée en admiration pour ce petit bout de femme, fluette certes que tous surnomment le "moineau" mais qui dès le départ parce qu'elle ne veut pas renoncer à ses rêves, va se battre jusqu'à ce qu'elle trouve ce qu'elle est venue chercher là au bout du monde, malgré la peur, la solitude, la rudesse des hommes et des éléments et... le mal de mer.
C'est un roman qui m'a redonné confiance dans l'humanité tant il est empreint d'amitié, de fraternité, de solidarité et de justesse.
L'autrice avec ses phrases courtes, ses descriptions réalistes et ses dialogues qui sonnent juste, crée une ambiance particulière qui garantit une immersion immédiate dans cette histoire. J'étais avec elle sur le bateau. J'ai ressenti en plein cœur la peur face aux tempêtes, la beauté des paysages, le sentiment d'être minuscule face aux éléments, l'écœurement devant ces cadavres de poissons qu'il faut bien tuer pour les commercialiser (au point d'hésiter à en consommer moi qui suis arrière-petite-fille de pêcheur !).
La seconde partie illustre parfaitement le désarroi des marins à terre, leur sentiment de solitude et leur ennui lorsqu'ils sont loin de la mer et du bateau, surtout pour ceux qui n'ont pas de famille et peu d'amis. Forcément, le contraste avec la vie trépidante sur le bateau est saisissant.
Mon seul bémol est que j'ai trouvé qu'il y avait dans la première partie, un peu trop de personnages à terre, on les mélange un peu tous, alors que le lecteur n'a aucun mal à faire connaissance avec ceux qui sont sur le bateau en huis clos car moins nombreux.
La couverture est superbe et malgré ce bémol émis et les avis partagés sur Babelio, ou celui mitigé de Géraldine ICI, j'ai vraiment beaucoup aimé ce roman qui m'a transporté loin de notre monde et pour cela m'a fait un bien fou !
A noter : Un glossaire bien utile aide le lecteur à se repérer dans les termes anglais incompréhensibles pour qui comme moi n'a jamais mis les pieds en Alaska.
La mer m'a sauvé, il dit. J'ai bu sans cesse jusqu'à 28 ans. Depuis les bois de l'enfance à ceux de l'Alaska, j'ai été saoul. Et puis j'ai embarqué. Ici. J'ai aimé cela. Terriblement.
Catherine Poulain, est née en 1960. Elle commence à voyager très jeune et à multiplier les expériences professionnelles. Ouvrière dans des conserveries de poissons en Islande, saisonnière agricole en France et au Canada, barmaid à Hong Kong, employée sur des chantiers navals aux Etats-Unis, dans la pêche durant dix ans en Alaska. Elle partage aujourd'hui sa vie entre les Alpes de Haute-Provence et le Médoc où elle est respectivement bergère et ouvrière viticole.
"Le grand marin" a obtenu une dizaine de prix littéraire en 2016 dont
Le prix Mac Orlan ; le prix Joseph Kessel ; le Prix Compagnie des Pêches ; le Prix Henri-Queffelec ; le Prix Gens de mer ; le prix Nicolas Bouvier ; et le Prix du roman Ouest-France Etonnants voyageurs, rien que ça !
Il fait l'objet en 2022 d'une adaptation cinématographique par la réalisatrice russe Dinara Droukarova sous le titre "Grand Marin". Ce film que je n'ai pas vu, a obtenu le prix du Jury des spectateurs au 27èmes Rencontres du Cinéma Francophone à Villefranche-sur-Saône en 2022.
La lecture de ce livre me permet de participer encore une fois au Book Trip en mer de Fanja (blog ICI) et au challenge "Monde du travail..."chez Ingannmic (voir sur son blog ICI) que j'avais un peu oublié je m'en excuse...