Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Tante Marta avait expliqué à Sasho combien, sous le couvert de bonnes intentions , les décisions sont parfois contraires à leur objectif premier. Elle s'était désolée pour les Serban mais aussi pour la préservation du delta, puisque les aménagements pédagogiques et la venue de centaines de visiteurs perturberaient la vie sauvage davantage que la présence d'une famille au sein d'une cabane...
L'autrice nous emmène à quelques kilomètres du centre ville de Bucarest dans ce qui est devenu actuellement l'espace vert naturel de la ville : le parc naturel de Văcărești. Ce lieu est une zone protégée depuis 2016.
Avant 1988, Nicolae Ceaușescu avait prévu d'y construire un réservoir d'accumulation d'eau qui devait être alimenté par le lac de Mihăilești via la rivière Argeș. La réalisation de ce gigantesque réservoir a été abandonnée après la révolution de 1989, et la nature a repris ses droit pendant des années.
En 2012, presque 20 ans plus tard, il est décidé d'établir sur cet espace naturel marécageux, riche en biodiversité, un parc naturel...mais là, vit encore une famille de tziganes qu'il leur faut exproprier.
L'autrice s'est inspirée de cette histoire vraie pour écrire ce roman.
Les Serban vivent là au cœur de la nature, dans une cabane au bord du lac, dans le dénuement le plus total. Le père lutte pour élever seul ses six enfants depuis la mort en couche de la mère, en mettant au monde la petite dernière, Naya qui a désormais 10 ans. Pour survivre, il sculpte des figurines représentant la faune du delta qu'il ira vendre à la ville pour les touristes.
La fratrie comprend cinq garçons : l'ainé Sasho, qui a 17 ans, Marcus et Ruben 15 et 14 ans, puis les jumeaux Aki et Zoran, 12 ans et puis il y a le chien, affreux, gigantesque, surnommé Moroï.
Cette nature qu'ils aiment tant et qui leur permet de vivre quasiment en autarcie, est leur terrain de jeux et d'apprentissage. Ils la maîtrisent parfaitement tout en la respectant et en ne prélevant que ce qui est nécessaire à leur vie quotidienne.
Les frères ont mis en place une méthode de pêche dangereuse pour eux, mais efficace dans la rivière Dâmbovița. Sasho par la seule force de ses bras et de sa puissante brasse, remonte la rivière à contre courant, et ce faisant, il oblige les poissons à aller se jeter sur ses frères qui les piègent dans les herbes de la rive, là où il n'y a plus aucun courant et plus aucune profondeur. Alors, ils les attrapent à pleine main. C'est la "nage du chien au cri de coq", en référence au cri poussé par Sasho pour prévenir ses frères de son arrivée, donc de celle des poissons ! Ensuite Sasho va vendre leur butin à Mémé Zizi, la tenancière d'un petit bar- restaurant qui l'abreuve de ses discours politiques (elle regrette l'époque du communisme et de Ceausescu...).
Les Serban, malgré leur isolement et leur dénuement, vivent heureux même si certains dans la fratrie rêvent d'un autre avenir. Ils ne vont pas à l'école, mais Marta qui joue un peu le rôle d'une tante de substitution, leur apporte des livres et un peu de chaleur maternelle. C'est en effet une des personnes qui gravite autour de la famille. Elle les a pris depuis longtemps sous son aile, surveille de près la petite Naya qui a une maladie de cœur. Elle a commencé à instruire Sasho depuis sa plus tendre enfance, l'a mis en garde contre le régime totalitaire et ses méfaits, la corruption et tout ce qui nuit au pays encore aujourd'hui. Il a ensuite transmis ses connaissances à sa fratrie, avant que le père ne lui interdise de le faire.
Sasho aime aller à la ville car il est amoureux en secret de Monica, la fille de Marta, qui a déjà eu un enfant avec Andréi Martinescu, le fils querelleur de Mémé Zizi.
Le seul ami du père est le vieux Vasile, toujours saoul, mais c'est un formidable conteur pour les enfants et il connait toutes les légendes tziganes...légendes qui se transforment à loisir en fonction du nombre de verres d'alcool bus.
Lorsque les agents de la commune se présentent, puis que l'assistante sociale revient avec une convocation, le père résiste. Il ne veut pas céder et partir, car ici ils sont chez eux, et il sait qu'ailleurs ils seront parqués dans des cités en pleine ville et que l'ennui, l'alcool et toutes les tentations modernes les détruiront à petit feu les uns après les autres et il ne veut pas d'un tel avenir pour ses enfants, même si on lui promet de leur trouver du travail sur la réserve naturelle. Il sait aussi qu'ailleurs il finira par ouvrir la bouteille qu'il a acheté et à laquelle pour l'instant il n'a pas touché.
Mais hélas les agents de la ville de Bucarest tiennent bon et somment le père de quitter le delta. L'échéance se rapproche et le destin s'en mêle.
Malgré les catastrophes qui s'enchainent, Sasho tiendra bon lui aussi et fera tout pour tenir la promesse qu'il a faite un jour à sa petite sœur, l'emmener sur les traces des bisons des Carpates...
Les objets ayant appartenu à Petite-Mère gardaient l'odeur de la mort nichée en leur sein, ils n'avaient pas le pouvoir de la rendre au monde des vivants. Ils soulignaient encore davantage les contours de l'absence, rappelant sans cesse qu'un corps manquait à l'appel, et que ce corps aimé manquerait pour toujours...
Il ne voulait pas de leur école. Il ne voulait pas de leur logement. Il ne voulait pas de leur travail. Il refusait cette injonction à un bonheur conforme à la norme, mais contraire à ses aspirations. On lui imposait non seulement de perdre sa liberté, mais on lui faisait miroiter comme une pièce d'or, la triste perspective que ses fils puissent désormais gagner leur servitude. Quelle blague ! pensa-t-il.
Ce roman poignant nous fait entrer dans la vie et les espoirs d'une famille tzigane unie par son amour de la terre où ils vivent depuis des années. Le désarroi compréhensible de cette famille isolée face à la montée du modernisme et du tourisme qui veut pour préserver détruire encore davantage, est tout à fait bouleversant car le lecteur vit les événements de l'intérieur.
L'autrice que je découvre avec ce roman tient un propos engagé et se place tout de suite du côté des victimes. Elle replace l'histoire contemporaine de la ville de Bucarest dans le contexte plus large de l'Histoire de la Roumanie qui apparait en filigrane tout au long du roman. Elle aime beaucoup la nature et nous le prouve à chaque page par des descriptions magnifiques de ce lieu paradisiaque.
J'ai beaucoup aimé son écriture, son humanité, la manière dont elle dépeint les différents personnages avec beaucoup de finesse et de psychologie. Elle nous permet de les comprendre et de partager leurs ressentis, tant dans leur fierté blessée que dans leur rage ou leur révolte. Ils sont si petits par rapport à la machine gouvernementale et à l'Europe qui soutient le projet de parc naturel, qu'ils ne peuvent...ni se révolter efficacement, ni s'adapter à la nouvelle vie qui leur est offerte, d'autant plus que la communauté tzigane est stigmatisée, rejetée dans des cités par les autres habitants de la ville se sentant plus "roumains" qu'eux. Le racisme est omniprésent même chez l'assistante sociale, la tenancière du bar, ou autres personnages comme l'entraineur de foot de Naya...
Le roman est découpé en trois parties : la première "Văcărești" nous parle de la vie dans la nature et présente les différents personnages dans leur vie quotidienne ; la seconde "Ferentari", nous parle de la vie dans les HLM de ce quartier de Bucarest qui est un véritable ghetto et des drames qui touchent la famille ; et la troisième "Monts Tarcu" nous révèle ce que le long poème découpé et inséré tout au long du roman nous laissait entrevoir (Sasho est dans un train avec sa petite sœur dans les bras...où vont-ils ? Est-ce un rêve ou la réalité ?)...
Le roman est étayé de croyances et de légendes, de superbes descriptions de la nature et malgré le drame que le lecteur pressent à chaque page, il nous offre de magnifiques pages emplies d'amour et d'espoir, d'humour aussi et de poésie ainsi que des secrets de famille, en particulier ceux qui entoure Marta...dont je ne vous dirai rien mais qui ont leur importance dans l'histoire de la famille.
De la vie de cette famille a été tiré un documentaire, tourné au cœur du delta de Văcărești, "Acasă, My Home" et sorti en 2020, un documentaire que je n'ai pas vu.
C'est un livre magnifique que j'ai beaucoup aimé.
Le livre doit paraître le 19 août 2024. Merci à l'éditeur et à Babelio pour cette Masse Critique privilégiée reçue pendant les vacances qui m'a permis de le lire en avant première.
Corinne Royer, native de Saint Etienne, vit actuellement dans le Parc Naturel du Pilat. C'est une autrice française engagée qui, dans ses romans, aime casser les clichés et les a priori et parler de ceux qui vivent au plus près de la terre. Dans son dernier roman "Pleine Terre" (2021) que je n'ai pas encore lu mais que j'avais noté à sa sortie, elle parlait de la situation tragique des agriculteurs d'aujourd'hui et de notre rapport à la Terre. Ce dernier roman avait reçu le Prix Mouans-Sartoux du Livre engagé pour la planète.
Une autrice à découvrir absolument !
Il n'y a peut-être plus de place
pour nous en ce monde, mais
n'oublie pas, Naya, nous sommes
les enfants du lac.
Et le lac n'a pas de pays.
Il est né des eaux qui viennent
de plus loin que les frontières
des hommes, et qui iront plus loin
que les frontières des hommes.
...
Dans ses eaux, tu verras, un jour
se noiera le venin.
Alors, nous serons les enfants
d'un monde nouveau.