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- Qu'est-ce donc que le temps ?
Ce serait mentir que d'affirmer que Jon Sivertsen ne s'était jamais penché sur la question, tant il avait passé d'heures de sa vie à explorer les mécanismes destinés à la mesure du temps. Il en avait mis certains en route pour la première fois, il en avait réparé d'autres pour les faire repartir lorsqu'ils s'étaient arrêtés, il en avait réglé d'autres encore qui avançaient ou retardaient, et il en avait démonté certains entièrement avant de les remonter comme il le faisait maintenant avec l'horloge d'Habrecht. Mais c'était une autre affaire , beaucoup plus complexe, de répondre aux interrogations sur la nature même du phénomène, et il était dans l'embarras face à la question que le souverain avait posée comme incidemment, en passant...
Voilà un livre que j'étais contente de pouvoir emprunter en médiathèque, car d'une part j'aime cet auteur, et d'autre part je n'avais lu que des critiques positives à son sujet.
Je savais juste que ce roman était plutôt historique que polar et j'étais donc très curieuse de voir comment l'auteur allait s'en sortir en changeant ainsi de style d'écriture !
L'auteur nous conte en effet, avec je vous rassure ses talents de conteurs habituels, la rencontre improbable entre le roi du Danemark Christian VII, et Jon Sivertsen, un horloger connu dans son métier qui a quitté son pays natal, l'Islande, pour vivre à Copenhague. Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle et l'Islande se trouve être sous domination danoise.
Jon venu réparer une horloge pour le secrétaire du roi, est autorisé à examiner la vieille horloge dont lui avait parlé, il y a fort longtemps, son maître d'apprentissage.
Le régisseur du roi l'accompagne dans le sous-sol du palais où elle est stockée, et devant l'enthousiasme de l'horloger, l'autorise à la restaurer.
Jon commence à examiner de près ce chef d'œuvre d'horlogerie, datant de la Renaissance et réalisé par le grand horloger suisse Isaac Habrecht, qui a également élaboré la grande horloge de la cathédrale de Strasbourg. D'autres horlogers réputés, y compris son maître d'apprentissage, ont déjà essayé avant lui, sans succès. Pièce par pièce, il va patiemment la démonter. Il va inventorier celles qui ont été perdues, et mettre de côté celles qui sont très abîmées, notant précieusement l'emplacement de chacune.
Le roi est désœuvré depuis que son fils, le faisant passer pour fou, l'écarte des décisions importantes. Ayant appris la présence de l'horloger, il attend donc le soir pour descendre discrètement au sous-sol, le plus souvent en tenue de nuit. De visite en visite, les deux hommes discutent de l'horloge bien entendu mais pas que. Le roi est très curieux et veut connaître tout de la vie de Jon. Pour lui obéir, ce dernier va finir par accepter de lui raconter sa vie familiale, ce que ses propres parents ont vécu durant leur jeunesse et en particulier, la fin tragique de son père Sigurdur, qui a été condamné à mort car jugé coupable d'usurpation de paternité et d'une relation interdite avec Gudrum, la gouvernante.
Jon ne sait pas dans quoi il s'engage, il ne connait pas la vie privée du roi, n'est pas au courant de son côté bipolaire, ni des secrets qui entourent la famille royale. Son récit va raviver chez le roi des événements douloureux qu'il aurait préférés oublier et sans le vouloir, puisqu'il ne fait que répondre aux questions du roi et lui obéir comme il se doit, Jon va s'attirer les foudres de toute la cour...
Les propos de ce misérable horloger sur Sa Majesté Frédéric V, son père, censé avoir fait exécuter des innocents, l'avaient tellement interloqué qu'il hésitait à abattre sur la tête de Jon sa bouteille de Madère ou appeler ses gardes pour le faire fouetter sur-le-champ. Jamais de tout son règne il n'avait été témoin de pareille impudence.
Son métier lui avait apporté l'apaisement dont il avait besoin. N'avait-il pas justement cherché une consolation en réparant les horloges parce qu'il avait sur elles un pouvoir et qu'il pouvait remettre en état ce qui s'était brisé, cassé en morceaux ? N'avait-il pas passé sa vie entière à réparer les rouages du temps de manière à ce qu'ils puissent à nouveau fonctionner aussi bien que s'ils n'avaient jamais été endommagés ? A rassembler les morceaux pour les reconstituer en un seul objet ?
J'ai trouvé que le démarrage était plus lent que pour les romans policiers écrits par l'auteur. Forcément, il prend le temps de mettre en place le lieu, l'histoire de l'horloge et les différents personnages. C'est la première fois d'ailleurs, soit dit en passant, que je me perds un peu dans les noms de lieu, imprononçables, bien que je ne cherche pas à le faire, puisque je les "photographie" selon une méthode globale bien connue pour m'y retrouver. Beaucoup se ressemblent !
Le lecteur passe alternativement du récit de la réparation, minutieuse et précise de l'horloge, et des discussions dans le sous-sol que Jon partage avec le roi ou d'autres visiteurs, à celui dans le passé, de son histoire familiale en Islande. Ce sont ces événements qui ont eu lieu alors que Jon était un très jeune garçon, qui l'ont décidé à quitter l'Islande pour ne jamais y revenir.
J'ai découvert cette période durant laquelle la population islandaise meurt de faim, subit la dictature d'un bailli sans cœur car intéressé uniquement par l'argent et les biens qu'il peut confisquer ici ou là lors de ses jugements.
C'est très intéressant de se plonger dans les différents événements et moi qui n'aime pas particulièrement les romans historiques, j'ai eu du plaisir à découvrir ce roman. Il y a de nombreux rebondissements et un certain suspense qui va crescendo comme dans un polar. En effet, l'humeur instable du roi, les accusations qu'il ne se prive pas de porter contre Jon, nous font craindre pour sa vie et, bien entendu, le lecteur se demande aussi s'il arrivera à réparer l'horloge tout en poursuivant jusqu'à la fin son récit.
Le lecteur s'attache de plus en plus au fil de la lecture à cet horloger, un peu naïf, qui pense que parce qu'il raconte la vérité, il va être cru sans arrière pensée, qui choisit pourtant ses mots, mais s'attire néanmoins les foudres du roi, car ce dernier pense que c'est lui-même et la famille royale qui sont mis en cause par ses propos.
Leurs échanges sont très intéressants à découvrir, teintés de respect mutuel, de curiosité pour la vie de l'autre, de confiance peut-on même dire au fil de l'histoire. Ils apprennent en effet à se parler et à se comprendre, malgré la différence de milieu social, le roi découvre grâce à Jon toute la souffrance que son peuple a enduré et qu'il ignorait...
C'est un roman historique à lire absolument si vous aimez cet auteur ou les romans de ce genre !
Et alors qu'il marchait vers chez lui, rempli de ses pensées sur les souvenirs et le progrès, il prit conscience d'une chose à laquelle il n'avait jamais réfléchi. Chaque pas qu'il franchissait devenait aussitôt la proie du temps. Les autres passants le virent s'arrêter subitement sur le trottoir et rester immobile un moment avant de faire résolument un autre pas en avant. Puis il en fit encore un autre, s'arrêta une nouvelle fois, extrêmement pensif, et se remit en route comme si de rien n'était. Il avait alors compris que chaque pas qu'il faisait vers son domicile et vers sa boutique le ramenait un peu plus vers le passé.
Plus jamais il ne se réveillerait à l'aube d'un jour nouveau. Plus jamais il ne ressentirait la joie d'une journée riche de travail accompli...
Plus jamais il ne s'attablerait avec les siens, ses fils tant aimés et la femme dont l'image l'accompagnait jusque dans son sommeil.
Ce n'était pas la mort qu'il redoutait, ce qu'il regrettait c'était de devoir faire ses adieux à la vie.