Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je suis étrangère à quelque chose de moi-même, différente non pas des autres, mais différente des miens. En effet, je ne parle pas la langue que ma mère parlait avec ses parents, je ne partage pas leurs souvenirs, leur histoire, leur culture, leur espoir. Je n'ai pas le sentiment d'avoir oublié, mais celui de n'avoir jamais pu apprendre.
Dans ce récit l'auteur nous raconte le périple vécu par ses grands-parents maternels, Gabriela et Harry, avant de quitter Bucarest où ils vivaient avec leur deux filles et Roza, la maman de Gabriela. C'était en 1961 sous le régime communiste. Ils réussissent non sans mal à gagner Paris.
Personne n'était censé en partir pourtant de ce pays qui maintenait prisonnière sa population. La famille obtient les papiers nécessaires et l'autorisation de quitter la Roumanie avec l'aide d'un passeur, payé très cher. L'auteur apprendra des années après, alors qu'elle est adulte, comment tout cela s'est passé, ce qu'elle relate dans ces pages, car sa famille, ses grands-parents, sa tante et sa mère qui n'avait que 14 ans au moment des faits, n'ont jamais voulu en parler devant elle.
Apprendre que ces personnes juives mais pas pratiquantes ont ainsi été "exportés" du pays en échange avec des animaux d'élevage a été un choc pour moi qui n'avais jamais entendu parler de ces faits, révélés des années après lorsque la consultation des archives des Services secrets roumains a été possible. Cela fait froid dans le dos en plus d'être révoltants.
Bien entendu, je n'ignore pas, et l'auteur le dit d'ailleurs, que si sa famille a pu partir c'est parce qu'elle avait de l'argent pour payer le passeur. En fait c'est une personne de leur connaissance qui leur prêtera cet argent qu'ils mettront leur vie à lui rembourser, ce qui n'était pas possible pour tout le monde. Les autres juifs partaient en camp ou étaient exécutés.
Ses grands-parents, elle ne le cache pas, appartenaient à la bourgeoisie, n'avaient pas modifié leur vie avec l'arrivée du communisme. Ils avaient été heureux dans les années 30, époque pourtant vécue "sous le sceau de la monarchie, du capitalisme, des inégalités sociales les plus criantes et d'un fascisme férocement antisémite".
Ils seront exclus du Parti, Gabriela parce qu'elle conteste la manière dont sont menés des interrogatoires dans sa classe, auprès des jeunes filles (questions douteuses trop intimes, demandes déplacées répétées, gestes inappropriés). Elle sera soupçonnée d'espionnage car elle prenait des cours d'anglais avec deux anglaises qui se révèleront être des espionnes. Elle perdra son travail et entrainera son mari dans sa chute. C'est ce qui les décidera à quitter le pays, et ils vont le faire juste à temps, car le grand-père était à deux doigts d'être arrêté, vous découvrirez pourquoi en lisant le livre.
L'auteur a enquêté. Elle est retournée en Roumanie pour tenter de comprendre comment cela se passait derrière le rideau de fer en ce temps-là. Elle qui est née en France, en a voulu à sa famille de ne pas lui expliquer ses racines, l'aider à savoir qui elle était, reconstituer les souvenirs de sa grand-mère issue d'une grande famille, et comprendre pourquoi sa famille un temps membre du Parti a été à ce point rejetée jusqu'à devenir un ennemi à abattre, les obligeant à la fuite pour sauver leur vie.
L'auteur a bien entendu comblé les manques, et les blancs avec l'histoire.
Les souvenirs, c'est elle qui s'en chargeait. Elle ne se faisait pas prier. Pourtant, si elle disait beaucoup, elle racontait peu. A sa manière, ma grand-mère façonnait l'opacité de leur passé. D'un côté, elle nourrissait un mythe, de l'autre, elle aplatissait les drames...
Les mots étaient prononcés avec distance et indifférence. Ils se mettaient à sonner si creux que rien de ce que ma famille a vécu ne m'a jamais paru bien grave.
En 1958, donc, un pays situé en plein coeur de l'Europe eut l'idée de vendre ses juifs pour renflouer ses caisses. Henry Jacober fut le maître d'oeuvre de ce trafic dès son commencement. Un système moralement effarant qui s'institutionnalisa dans les années 1960.
Voilà un récit lucide, écrit avec beaucoup de recul par l'auteur, qui parfois même donne l'impression de ne pas parler de ses proches mais d'inconnus, tant elle écrit avec froideur des choses inimaginables. Il se lit assez vite parce que l'auteur présente son récit d'une manière totalement chronologique ce qui permet de mieux comprendre les différents événements historiques, mais aussi parce qu'aux faits historiques, elle mêle des souvenirs familiaux, décrit la personnalité de ses grands-parents en particulier de sa grand-mère, sa fierté, sa détermination à oublier.
Bien entendu, la famille Greenberg qui deviendra Deleanu après la guerre, est un exemple parmi d'autres de ce qui attendait les juifs roumains.
L'auteur journaliste à Radio France dévoile un pan de ce trafic d'êtres humains, connu seulement de quelques rares historiens et, quels que soient les reproches qui lui ont été fait sur internet, je trouve qu'elle a beaucoup de mérite de le faire de cette façon.
Les listes de Henry Jacober (le passeur) font froid dans le dos. Tout cela se faisait sous le nez du gouvernement qui ne se gênera pas pas pour marchander, obtenir davantage selon le nombre de personnes (ou la "valeur" supposée de la famille) qui veulent être autorisées à partir.
Le silence sur toute cette affaire montre bien que le pays a voulu enterrer son passé fasciste et antisémite, mais c'est tout de même horrible de penser que les juifs ont été ainsi monnayés contre des animaux et cela depuis les années 50, donc je le précise, bien avant l'arrivée de Nicolae Ceausescu au pouvoir. Il sera le dernier dirigeant du régime communiste en Roumanie et le trafic continuera ensuite lors de sa présidence. C'était une entreprise lucrative d'une telle ampleur que c'était impossible pour lui d'y renoncer. Ensuite les juifs seront échangés contre des dollars pour qu'ils quittent le pays et partent s'installer en Israël.
Pour rappel, en Roumanie vivaient 750 000 juifs en 1930, il en restait 10 000 à l'effondrement du communisme mais ceux qui vivaient à Bucarest ont été pendant longtemps épargnés tandis que des massacres étaient perpétrés dans les campagnes.
Un autre événement marquant du livre mais qui parait du coup dérisoire à côté mais non moins violent, c'est quand l'auteur relate l'extermination en 1957 d'un million de chevaux sous le prétexte qu'ils consommaient trop d'avoine et privaient ainsi le bétail de nourriture.
Voilà, malgré ses horreurs relatées, c'est un livre indispensable à découvrir pour justement comprendre ce pan important de l'histoire de l'Europe longtemps tenu caché.
Découvrir son nom sur les listes de Jacober, c'est recevoir la vérité en pleine figure, une vérité crue, implacable. Découvirr son nom sur les listes de Jacober, c'est aussi être pris de tournis. Moi-même dont Deleanu n'a jamais été le patronyme, j'en suis restée sidérée et n'ai plus su à quoi me raccrocher. Un commerce, mieux un troc d'êtres humains dans les années 1960, voilà qui s'avère ignominieux. Pourtant, c'est à cette abjection-là que mes grands-parents, ma mère, ma tante, mon arrière-grand-mère_ et beaucoup d'autres, des milliers d'autres_ ont dû leur liberté.
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Liberté, liberté. Liberté de dire à voix haute, de penser, de râler, de se vêtir, d'apprendre, de comprendre, de bouger. Liberté d'être enfin qui ils voulaient...