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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Les enfants endormis / Anthony Passeron

Editions Globe, 2022

Editions Globe, 2022

Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s'effondre.
Ce livre est l'ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue.
Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ?

Dans ce roman qui n'en est pas véritablement un, l'auteur croise deux récits.

Le premier, le plus poignant, est celui de son passé familial. Il nous parle de ses grands-parents, Louise et Emile, devenus bouchers dans un petit village au-dessus de Nice, tout près de la frontière italienne dont elle est originaire. Ils ont quatre enfants : Désiré, Jacques, Christiane et Jean-Philippe. A l'ainé, Désiré, il incombe de "montrer l'exemple" de suivre le chemin des parents. Mais c'est Jacques, le cadet, le père du narrateur, calme et introverti qui suivra les désirs de la famille et reprendra la boucherie familiale. Pendant ce temps, Désiré, désireux de profiter de la vie, poursuit ses études et est le premier de la famille à obtenir son bac. Il fait la fierté de ses parents, l'ainé des garçons étant toujours admiré en secret dans les familles, et trouve du travail aussitôt chez le notaire du  village.

Mais profiter de la vie en ce temps-là, c'est sortir, faire des rencontres, voyager pour voir du pays, et avoir des plaisirs faciles. Désiré n'en reste pas là, il part sur un coup de tête en Hollande où il découvrira la drogue. C'est Jacques qui sera envoyé là-bas pour le ramener afin de sauver l'honneur de la famille...mais revenu en France, malgré ses promesses, Désiré ne décrochera pas et fera partie de ces enfants "endormis", que les secours retrouvaient dans la nuit par terre avec une seringue enfoncée dans le bras_ accros à l'héroïne, victimes d'overdose, condamnés à aller de désintoxications en rechutes_ voilà l'enfer dans lequel les enfants du village sont condamnés à tomber les uns après les autres, la grande ville, Nice n'étant pas loin.

C'est parce que son père est entré dans une colère folle alors qu'il lui avait posé une simple question sur son oncle, que l'auteur, a voulu en savoir plus sur celui dont il ne fallait jamais parler à la maison, celui par qui tout le malheur, le déshonneur est arrivé. 

C'est avec une infinie tendresse et beaucoup de pudeur qu'il nous raconte son histoire familiale et avec beaucoup d'émotion, la descente aux enfers de son oncle qui bien entendu, comme la plupart des héroïnomanes échangeait les seringues avec ses copains de voyage, c'est ainsi qu'il contractera le SIDA. 

L'auteur nous parle aussi de son père et de sa mère, tellement impuissants, ainsi que du déni de ses grands-parents qui avaient peur du "qu'en dira-t-on", comme beaucoup de personnes dans les petits villages et tenaient à leur réputation, acquise à la sueur de leur front et par un travail acharné qui leur avait permis de sortir de leur condition sociale. Lorsque Jacques, le père informe ses parents que de l'argent est régulièrement volé dans la caisse de la boucherie pendant la pause méridienne, ceux-ci le traitent de jaloux...et lui se retrouve impuissant face au  déni de ses propres parents qui continueront encore longtemps à se raconter à eux-mêmes des mensonges...

Désiré est le reflet d'une génération qui a refusé de prendre exemple sur ses parents, de se consacrer au travail sans avoir de vie à côté, une génération qui a trop souvent voulu oublier ses désillusions dans la drogue et la facilité. Mais Désiré a entrainé dans sa chute vertigineuse, sa femme Brigitte et sa petite fille Emilie qui contactera la maladie à sa naissance et qui ne vivra qu'une toute petite partie de son enfance en bonne santé. La seconde partie du livre, déchirante nous raconte son combat de petite fille pour vivre une enfance comme les autres entre deux séjours à l'hôpital... Un véritable traumatisme pour l'auteur encore enfant, sa fratrie et toute sa famille. 

La drogue était un continent inconnu sur lequel mon oncle et sa compagne dérivaient. Les vols de médicaments, de bijoux et d'argent avaient affectés la famille, les amis. Mon père ne comprenait pas ce qui pouvait amener un homme à voler les siens. Dans cette famille où l'amour ne se disait pas, l'argent et la nourriture étaient les uniques vecteurs d'affection.

A l'histoire intime et bouleversante de la famille, l'auteur mêle l'histoire scientifique d'une pandémie qui est toujours d'actualité aujourd'hui, le SIDA, de sa découverte au début des années 80 à aujourd'hui  a causé plus de 35 millions de morts dans le monde, donc 8000 morts par jour  (chiffres internet) et 85,6 millions de personnes ont été infectées par le virus. 

Le lecteur qui est trop jeune pour avoir connu les années 80-90 en ce qui concerne cette terrible maladie, mais aussi celui qui comme moi a vécu ses jeunes années d'adulte durant ces années-là, apprendra beaucoup de choses sur les découvertes, l'avancement de la recherche médicale, avec son lot de concurrence entre les chercheurs mais aussi entre les pays. Il comprendra au fil des pages à quel point les malades du SIDA ont été stigmatisés, rejetés par leurs amis et leurs familles, comme des pestiférés. Il en était de même dans le milieu médical, par peur de la contamination, mais aussi parce que même dans ce milieu-là, on considérait que c'était la maladie des homosexuels et des drogués. 

Cette partie du récit est très intéressante à découvrir car le lecteur revit la course contre la montre qui a été engagée et a duré des années avant que les chercheurs découvrent un traitement, l'AZT, puis la bithérapie, puis la trithérapie qui a permis de sauver enfin des vies, en évitant le développement de la maladie chez les personnes séropositives.

Il touche aussi du doigt la difficulté de vivre tout cela pour les familles, la honte quand l'homosexualité ou la prise de drogue, sont dévoilés aux proches, mais aussi la colère quand la maladie arrive et que ce n'est pas le cas, comme cela a été pour les hémophiles et tous les transfusés par exemple. Le SIDA peut toucher toutes les familles et on n'en parle pas assez encore aujourd'hui malgré toutes les campagnes de prévention auprès des jeunes et autres publics. 

L'auteur s'est documenté avec précision et un travail considérable pour reconstruire les différentes étapes de ces recherches. Il met bien en avant le courage des chercheurs, la pugnacité des pionniers comme Willy Rosenbaum, Jacques Leibowitch et Françoise Brun-Vézinet qui ont été les premiers à alerter la communauté médicale, mais ne seront pas pris au sérieux. Il poursuit en détaillant le travail de l'équipe du Professeur Luc Montagnier lequel recevra, avec Françoise Barré-Sinoussi, le Prix Nobel de médecine des années après, en 2008.

Il est révoltant avec le recul de mesurer le temps perdu à cause de l'indifférence de ceux qui dans le milieu médical, de la recherche et sans nul doute politique, vivaient dans le déni de la maladie, ce terrible "cancer gay" dont personne ne voulait entendre parler.

Quand l'image disparait brusquement du mur de ma chambre, je comprends qu'ils auraient pu avoir une vie en dehors de la drogue. Une vie où ils auraient été heureux. Une vie où j'aurais pu les connaître...

Voilà un livre tout à fait poignant, divisé en deux parties inégales avec un prologue et un épilogue. J'ai aimé l'alternance entre l'histoire familiale émouvante et l'avancée des recherches racontée dans un style journalistique.  Les chapitres sont courts ce qui rend plus "facile" sa lecture. 

L'auteur, avec son écriture simple et pourtant sans pathos, redonne avec ce livre une place à ceux qui ont été là, mais que le silence a voulu rayer de l'histoire familiale. Il ne juge pas, cherche à comprendre les réactions de chacun, la souffrance des uns ou des autres, le vide qui s'est installé peu à peu...et le pourquoi de ce petit cercueil_ "une taille de cercueil qui ne devrait pas exister". 

A défaut de me plonger dans la rentrée littéraire de 2023, j'ai enfin pu emprunter ce livre que je voulais lire depuis longtemps et qui est paru l'année dernière. Qu'importe, un bon roman reste intemporel et c'est le plus important. Un livre poignant à découvrir si cela n'est pas déjà fait pour vous, un livre  indispensable dont on ne sort pas indemne.  

Il a reçu le Prix Wepler et le  Prix Première Plume  2022.

...écrire c'était le seule solution pour que l'histoire de mon oncle, l'histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s'était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés.

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S
Parfois en se focalisant sur les livres tout juste sortis (et pas forcément bons) on fait l'impasse sur des pépites des années précédentes. Celui-ci parait en être une.
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E
J'aime ce parallèle entre une famille meurtrie et l'avancée de la maladie dans la société . Le déni , la honte , le rejet ont ralenti l'avancée de la science , c'est regrettable !<br /> J'ai envie de lire ce livre .<br /> Belle soirée, bises Manou
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M
Un beau témoignage, un livre qui peut éveiller la jeunesse face à ce fléau dont on ne parle plus suffisamment, il ne sert à rien de pousser la poussière sous le tapis...<br /> Ceux qui ont connu ce genre de drame au sein de leur famille n'en sortent pas indemne<br /> Je t'embrasse Manou
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M
Un grand MERCI à tous pour votre visite et vos commentaires que je lis toujours avec grand plaisir même si je ne prends pas le temps de répondre à tous...Très belle journée
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M
Tes exposés sont vraiment magnifiques et nous donne une idée précise du contenu du livre avec l'envie de les lire tous
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P
Merci pour le partage de cet ouvrage qui semble être très fort.<br /> Bisous
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G
Il est noté sur ma LAL, mais je trouve cet auteur assez sombre, alors j'hésite.
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M
Sombre non, mais émouvant oui en effet surtout quand on a connu ces années-là. Je pense qu'on ne parle plus assez du Sida or il est toujours là...
P
Une lecture poignante c'est certain !<br /> Merci pour ta présentation toujours si soignée. Bises Manou
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M
Merci à tous pour votre visite, parfois silencieuse et vos commentaires que je lis avec plaisir ! Bonne fin de semaine
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A
Une lecture qui m'avait émue, je m'en souviens encore.
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M
Il ne peut que nous émouvoir en effet...
C
ayant vécu ces années troubles, ayant connu (que je connais encore) des personnes (en traitement) qui ont subi ces affres relatés par ce livre, personnes ayant donné la vie (quand enfin les traitements le permettaient), voyant vivre ces enfants comme tous les autres, sans maladie transmise, je sais oh combien il est bon pour nos jeunes (ceux nés dans l'après) de découvrir comment une société remplie de tabous (au nom de l'honneur) peut conduire à la mort morale et physique de personnes dans le besoin d'écoute et de compréhension ! <br /> pour eux, tu fais bien d'en parler !<br /> amitié .
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M
C'est certain que pour nous le ressenti est encore plus fort...on a tous connu des familles touchées par cette maladie. Merci pour tes commentaires
A
Je m'en souviens tellement bien de ces années Sida que je n'ai pas envie de lire dessus. Quant à la drogue, malheureusement je vois trop les dégâts qu'elle fait autour de moi et c'est loin de s'arranger (j'ai un point de deal au bout de ma rue)
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M
Et bien c'est ce que je pensais l'année dernière, je ne voulais pas me précipiter sur ce roman et donc je ne l'avais pas réservé à la médiathèque à cause de ça, maintenant que je l'ai lu, je ne le regrette pas du tout il est vraiment à découvrir.
M
J'ai lu jusqu'au bout ton resumé , je vais m'arrêter là . . . . Mes lectures sont plus legères à présent 😉<br /> Je ne ferme pas les yeux pour autant sur la drogue , la dépendance ,le sida , la violence qui entraîne bien souvent la miort , les journeaux la télé en parlent tous les jours !<br /> Gros bisous
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M
Moi je préfère lire plutôt que de regarder et écouter les journaux télévisés mais je comprends ton point de vue, par la lecture on apprend plus de choses qui ne sont jamais dites en clair dans les médias...Bisous et une belle journée
E
C'est sûrement un bon livre mais je n'aime pas lire les livres sur la drogue depuis que j'ai lu "L'herbe bleue" cela m'a rendu malade plusieurs jours ! Bisous er bon weekend
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M
Celui-ci traite davantage du Sida même si bien entendu la drogue est au centre du roman. Mais tu as raison de suivre tes envies je le comprends bien. Bisous
B
Une excellente chronique Manou ! Je connais ce livre dont on a beaucoup parlé en librairies et médiathèques et dans les médias. Je ne l'ai pas encore lu. Cela viendra...<br /> Je te souhaite une douce soirée, un doux vendredi et je t'embrasse très fort.<br /> Bernadette.
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M
Il ne se démodera pas celui-là et sera lu encore pendant des années. Bisous et une belle journée
P
Je ne connais pas, mais tu en parles bien et tu donnes envie de découvrir ce bouquin
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D
Je vois que ce roman familial a reçu un prix qui semble mérité, mais il doit être dur à lire émotionnellement à certains moments. Et il est toujours indispensable de parler du SIDA.
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M
Je suis bien d'accord avec toi et la prévention auprès des jeunes est toujours aussi importante je trouve.
A
Un livre difficile. En ce moment c'est pas le moment. Bises et merci
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D
comme je comprends votre intérêt pour ce roman largement autobiographique si je comprends bien<br /> Comme soignante j'ai vécu les années Sida terribles et j'avais une dizaine de patients à domicile, à l'époque tous sont décédés c'était très dur je vais noter ce roman mais pas certaine d'avoir très envie de me replonger dans cette douleur
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M
Oui je le comprends bien sûr, il faut le lire quand on se sent de le faire...mais le sujet est traité intelligemment et avec beaucoup de pudeur, c'est ce qui fait sa force.
C
merci de cette très bonne présentation, ce livre doit en effet être poignant et prenant<br /> bonne fin de journée<br /> bisous<br /> patricia
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