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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Le Banquet aphrodisiaque / Li Ang

L'Asiathèque, 2023 / Collection Taiwan Fiction

L'Asiathèque, 2023 / Collection Taiwan Fiction

La benjamine n'avait jamais oublié ce conte paternel de l'écrivain japonais et de son bol de riz, comme on retient les histoires des "Mille et Une nuits", des "Mines du Roi Salomon" ou de la "Petite Fille aux allumettes". Plus tard, quand elle se lança dans l'écriture et qu'elle mit en récit son père, sa famille, le voisinage et toute sa ville natale de Lucheng, quand enfin on se mis à l'appeler elle aussi "écrivain", cette histoire du Japonais et de son bol de riz prit une portée toute particulière.
"C'est juste une histoire ou c'est pour de vrai ? demanda la petite."

Dans ce roman décliné en trois grandes parties (Entrées, Plats et desserts) puis en chapitres, comme s'il s'agissait d'un véritable repas, Wang Chi-fang, une personne fictive devenue écrivain_ et qui semble très proche de l'auteur_ nous raconte ses souvenirs et l'histoire de sa famille. 

Dans la petite ville imaginaire de Lucheng, Wang Chi-fang se remémore ses jeux et le bunker où elle passait la plupart de ses journées à jouer à la dînette, un abri construit par sa famille sur leur terrain pour se protéger des bombardements américains durant la Seconde Guerre mondiale. 

Son père cuisine des plats inconnus et elle les goûte avec curiosité par respect pour cet homme qu'elle admire et qu'elle ne veut surtout pas décevoir. Elle goûte ainsi à la chair de pangolins et de civettes, comme le titre du chapitre, "La civette et le pangolin" l'indique, mais aussi de serpents, de grenouilles, de singes et autres denrées dont elle comprendra beaucoup plus tard la symbolique et pourquoi ils étaient concoctés en cachette, et contre l'assentiment de sa mère. 

Son enfance heureuse et insouciante est également bercée par les contes que ses parents lui racontent comme celui de la "tigrogresse" qui croque les doigts des enfants qui ne veulent pas dormir et les récits de son père, comme celui de cet écrivain japonais, d'une grande modestie, qui préfèrera déguster du riz au curry, alors qu'il laissera ses convives choisir des mets plus élaborés. Elle sera également marquée par son oncle qui ne veut jamais rien manger comme tout le monde mais tombera en extase devant le coca cola, une boisson nouvelle dont il ne pourra plus se passer.

Je ne vais pas vous raconter en détails chacun des chapitres. Chacun décrit en effet un plat connu ou pas, un repas domestique ou dans un grand restaurant, un banquet ou un mets simple, tout en évoquant un pan de l'histoire du pays. 

Tour à tour seront ainsi prétextes à des développements amusants ou surprenants pour nous occidentaux, l’humble "riz au curry" de la période coloniale japonaise précédemment cité, "les nouilles aux bœufs" que les détenus politiques pouvaient commander alors qu'ils étaient au fin fond de leur prison, le lien étonnant entre l'amour inconsidéré pour les piments et les idées communistes, "le thé aux perles" consommé aujourd'hui partout dans le monde, qui aurait été inventé aux dires de la narratrice par Chien-hui, sa cousine, une jeune femme volontaire et indépendante, qui après avoir épousé contre l'avis de sa famille un jeune guide sans famille, se consacrera après son veuvage à remonter l'affaire familiale, simple boulangerie, jusqu'à la rendre prospère en la modernisant et en s'inspirant de ce qui se fait de mieux à l'étranger en matière de gâteaux raffinés, avant de s'affranchir finalement du joug familial en partant elle-aussi de longues années en voyage.

L'île se démocratise et s'ouvre aux autres pays. 

Peu à peu, l'histoire de Taïwan se décline, avec des moments plus intimes comme dans le chapitre central "Gourmandises aphrodisiaques", qui a donné son titre au roman. Wang Chi-fang revisite ses souvenirs d'enfance, les mets que son père préparaient comme ceux qu'elle connait maintenant qu'elle est devenue adulte, et s'interroge sur ce qui pousse les hommes depuis des décennies voire des siècles, à consommer toutes sortes de nourriture extraite des animaux (je vous épargne la liste qui donne le tournis, même si nous en connaissons déjà certains de nom), afin de voir leurs facultés viriles décuplées, tout cela dans le but final de conserver leur pouvoir sur les femmes...un chapitre à lire en faisant le tri entre le réel et le fantasmé mais dans lequel, le ton ironique de l'auteur ajoute de la légèreté aux propos crus et provocateurs mais réalistes de la narratrice.

Et si les femmes apprenaient à se passer des hommes ? 

Tout au long du roman, la narratrice se posera la question de l'origine et de l'authenticité des mets dégustés sur l'île (les nouilles aux bœufs sont-elles réellement un plat taïwanais ?), et de leur lien avec l'histoire du pays et ses colonisations successives. Elle fera le parallèle entre le faste de certaines tables, dans "Banquet d'état", et les prisonniers politiques qui meurent de faim dans leur prison. Tandis que le peuple vit dans le dénuement en étant totalement privé de liberté car sous le joug de la loi martiale, les plats se succèdent à la table de Tchang Kaï-chek et de son épouse...un chapitre très historique et politique à la fois.

Elle évoquera le devenir des militants indépendantistes, la plupart du temps oubliés par l'histoire, dans "Menu dégustation", la mort de son père après une maladie sans doute lié à ses excès, et après ces débauches de plats tous à base d'animaux en tous genres, l'engouement actuel pour le végétarisme des taïwanais qui mangent végétarien pour contrer un mauvais karma ou alors pour remercier le destin de leur réussite dans "Mets végétariens".

Elle souffrait que leur pays ait oublié jusqu'à son estime pour cet homme dont le corps avait été ravagé pour ses idéaux, qu'il ne reçoive plus d'égards qu'ici, au sein de cette foule cosmopolite en costumes deux-pièces ou en habit traditionnel.
Elle savait depuis longtemps que les trente années de prison purgées par Nelson Mandela et par le dissident taïwanais n'avaient pas le même poids aux yeux de la communauté internationale.

Voici un auteur d'origine taiwanaise que je découvre cette année grâce à ce roman envoyé en Service de Presse par Pascaline et les Editions l'Asiathèque que j'en profite pour remercier chaleureusement ici pour leur confiance.  Ce roman a été traduit du chinois (Taïwan) par Coraline Jortay. Il se termine par un prologue de Gwennaël Gaffric et une bibliographie.

L'auteur Li Ang est reçue à Paris cette semaine à l'occasion de la sortie, de son livre en France. Elle sera ce soir (3 octobre 2023) à 18 heures, présente pour une dédicace, à la librairie L’Asiathèque et sera mardi 10 octobre, à 18h à la Librairie Le Phénix, pour ceux qui résident à Paris et désireraient la rencontrer. 

J'ai été conquise par son écriture simple et directe, sans fioriture.  L'auteur s'exprime librement et écrit ce qu'elle a envie d'écrire sans se plier à ce qui va plaire ou pas à son public. Son ton souvent teinté d'humour et d'autodérision, et son analyse poussée de l'histoire de son pays, dont je ne savais pas tout, mais qu'elle m'a donné envie d'approfondir, nous prouvent à quel point elle y est attachée. 

J'ai aimé le fait de trouver entre parenthèse des réflexions de l'auteur, ses doutes, son avis sur la question évoquée, parfois une phrase répétée plusieurs fois dans le chapitre, comme un regard extérieur aux propos de la narratrice, rompant le fil de sa pensée, nous invitant à réagir.

Elle sait de quoi elle parle que ce soit de sexualité, de l'histoire de son pays ou de gastronomie. Elle s'appuie sur ses recherches personnelles, qu'elle enrichit d'anecdotes, de souvenirs et de réflexions pour les partager avec nous et faire évoluer nos connaissances et, comme elle le dit aussi, dans une de ses interviews trouvée sur le net, créer une histoire taïwanaise.

Elle pose donc entre les lignes le problème de l'authenticité de ce que l'on attribue ou pas à Taïwan, de l'origine des mets dégustés, certes mais aussi de sa littérature, de sa culture, de son histoire. La gastronomie ne peut entrer dans l'histoire de l'île que si elle appartient bien à ses habitants qui ont subi les influences de nombreux pays pendant l'occupation japonaise, puis chinoise et s'est maintenant ouverte avec la mondialisation et la démocratisation vers tous les pays du monde. 

Il est intéressant de noter que les régimes s'allègent au fur et à mesure que l'île devient plus libre, que la démocratie s'installe et laisse derrière elle les vieilles traditions et les tabous imposés pendant des décennies. Des mets inconnus ou des boissons font leur apparition, comme le champagne avec ses bulles, symbole de luxe, de liberté et de légèreté. 

Ce roman dense mais passionnant est avant tout un écrit profondément féministe dans lequel la narratrice cherche à relier entre elles l'histoire de son pays, qui ne se résume pas à celle de la Chine, de la politique et de son pouvoir, de la gastronomie et de la sexualité empreintes elles-aussi de la domination masculine. La nourriture est une métaphore, et n'est que le prétexte à entrer dans les coutumes du pays, à étudier de près l'évolution et l'histoire mouvementée de l'île. Les différentes gastronomies évoquées, chinoises, japonaises, occidentales ou orientales, constituent sa richesse. 

Un livre que j'ai eu du plaisir à découvrir et qu'il faut prendre le temps de déguster, car il nous invite à  mélanger toutes les cuisines du monde pour un gigantesque banquet ! 

Jadis, la connaissance de "la chose" n'était transmise aux jeunes filles qu'à la veille de leurs noces, soit par leur mère, soit par une parente plus âgée, généralement une vieille surnommée la "bien bénie". Avant leur mariage, les jeunes filles n'avaient pas le moyen d'en apprendre davantage sur le sexe. L'enseignement était extrêmement rudimentaire : se coucher, fermer les yeux, laisser l'homme besogner, endurer la douleur...

L'auteur Li Ang est née en 1952 dans la petite ville de Lukang. Elle a commencé à écrire à l'âge de seize ans. Elle publie ses premières nouvelles en 1968. Après des études de philosophie chinoise à Taipei puis un cursus d’études dramatiques aux États-Unis, la jeune femme poursuit l’écriture et rencontre le succès en 1983 avec son roman "Tuer son mari" qui sera traduit et édité en France en 1992 sous le titre "La femme du Boucher". 

Elle est considérée comme une des romancières taïwanaises féministe la plus étonnante et la plus engagée. Elle aime transgresser les normes et parler avec une langue directe et souvent crue des tabous de la société, donc de la sexualité, du féminisme, mais aussi de la politique, ce qui explique qu'elle soit en même temps aimée et critiquée.

Mais elle se bat contre le conformisme et défend les causes auxquelles elle est très attachée  :  la lutte contre les violences conjugales, la liberté sexuelle, et bien entendu la démocratie. Elle est devenue un symbole pour les femmes taïwanaises car elle décrit leur quotidien sous l'emprise d'une part des traditions et de l'évolution du monde moderne.  

C'est la première femme écrivaine de langue chinoise à avoir reçu en 2004, le grade de Chevalier dans l'Ordre des Arts et des Lettres de la part du Ministère de la Culture français. 

Elle les aimait par morceau : une paire d'yeux, un sourire, une haute silhouette, une paire de mains fines, un regard, une phrase, un mouvement, l'enivraient d'infini, de passion, l'espace d'un instant. Elle ne voulait en aucun cas d'un homme entier. Elle ne pouvait les aimer qu'ainsi démembrés, partie par partie. Car elle savait, elle avait toujours su qu'une fois recomposés, il n'en existerait pas un seul qu'elle serait capable d'aimer...

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M
Je ne crois pas avoir lu de roman de ce pays, mais je note, les thématiques pourraient m'intéresser :-)
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C
c'est tentant mais ...toujours aussi peu de temps devant moi! belle fin de journée, bisous
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S
Je ne sais pas si je me laisserai tenter par le livre, mais lire ta chronique était indéniablement un régal !
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B
un avis très complet et qui titille plus que fortement ma curiosité pour ce livre !! je note dans mes livres à lire, merci manou !! chouette découverte que ton blog aujourd'hui
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M
Merci Barbara d'avoir posté ce commentaire, je viendrai découvrir ton blog avec grand plaisir...
A
L'Asiathèque a toujours d'excellentes parutions ; je n'ai pas entendu parler de celui-ci, je le note. Comme je sors d'un livre qui fait aussi la part belle à la cuisine, je vais attendre un peu, je crains l'indigestion !
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M
Il est sorti cette semaine à peine donc normal que personne n'en parle encore...c'était marrant que tu présentes aussi un livre sur la gastronomie même si c'est pas tout à fait le même genre :)
G
Un livre qui se déguste ...
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M
Oui tout en te provoquant, je suis vraiment sortie de ma zone de confort !! Mais j'ai aimé découvrir cet auteur
M
Ce livre me semble vraiment étonnant , étrange...
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M
C'est le cas...
E
Bonjour Manou. Ce livre semble très original et je le lirai peut-être mais pas dans l'immédiat. Bonne journée et bisous
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M
Je comprends il n'y a pas de soucis, de plus je crains qu'il ne soit pas acheté dans toutes les médiathèques, dommage. Bisous et un bel après-midi qui tire déjà à sa fin
E
Ton livre m'intrigue et tu en parles si bien : Bisous
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C
Je ne lis pas du tout ce genre de livre mais tu en parles si bien que tu donnes envie de découvrir cette auteur bien que j'ai horreur de la soupe de nouilles et toutes ces bestioles qu'ils mangent. Bonne soirée bises
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M
Pas de soucis Carmen, je t'avoue que devant la liste de toutes les bestioles en effet j'ai ressenti un trop plein, proche du dégout mais elle le fait exprès pour étayer son propos elle sait que nous les occidentaux on ne mange pas tout cela :) Bises
P
Voilà un livre original ! Comme j'ai été déçu plusieurs fois par la littérature asiatique, je n'en lis plus. Puis, le féminisme, très peu pour moi. Sinon, tu en parles bien et tu donnes envie...
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M
Tu me l'avais dit mais tu sais dans certains pays il faut que les femmes se battent pour obtenir un peu de liberté et donc cela passe par la provocation, tu le sais bien...
R
Merci pour cette excellente présentation, je vais voir. Bonne journée bises
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M
Oui c'est spécial et je comprends que sa lecture mérite réflexion, ça ne se lit pas comme un polar même si passionnant :) bisous
R
thank you for your excellent review of this book and the author.HUGs
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M
Bonjour Manou.<br /> Avoir... Je vais réfléchir.<br /> Bisous.<br /> Bon après-midi,<br /> Mo
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M
hi hi pas de soucis Mo, tu en as déjà toute une pile :) Bisous
G
Et bien pourquoi pas, je sais si peu de Taïwan finalement, ce roman pourrait combler quelques lacunes il me semble.
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M
Pas comme première lecture tout de même, j'ai été obligée de rechercher certains éléments de l'histoire que j'avais oublié mais bon tu peux tenter, les autres romans de l'auteur semblent plus abordables d'après ce que j'ai pu lire sur internet. A voir donc
P
Coucou Manou,<br /> Je note le titre de cet ouvrage qui doit se dévorer avec gourmandise.<br /> Bisous et bonne journée.
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M
Avec quelques scènes chocs tout de même comme je l'explique :) Bisous et une belle fin de journée
B
Une auteure à découvrir.
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M
Son côté provocateur te plairait !
C
Bonjour Manou, c'est avec un très grand plaisir que je reprends nos échanges autour d'idées de lectures. Merci pour ce résumé riche en informations, qui donne envie de découvrir ce roman pour le moins original ! Amitiés
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M
C'est vraiment le cas et je suis contente de te retrouver en espérant que ta rentrée se soit bien passée. Amitiés
P
Coucou Manou,<br /> Ce livre me semble très original mais tu présentes si bien les oeuvres que tu donnes envie.<br /> Merci tout simplement. Bisous
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M
Il est spécial et je comprendrai que tu n'aies pas envie de le lire toi qui est végétarienne. Je ne le suis pas totalement mais j'avoue qu'il y a de quoi être horrifié de les voir manger certains animaux, de voir comment ils les préparent et non seulement la liste donne le tournis mais bon j'ai fait des pauses pour respirer au milieu de certains chapitres :) d'un autre côté j'aime le côté provocateur de l'auteur, elle appelle un chat un chat et aime bousculer les traditions et la bienséance. Bises et une belle fin d'après-midi
V
il me plairait bien ce livre, je note!!! gros bisous Manou. cathy
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