Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Les aéroplanes s'élèvent, les aéroplanes s'écrasent. La nuit tombe, les étoiles brillent à peine moins fort, un jour passe et d'autres fous prennent la relève.
Franz est à sa fenêtre. Il regarde le ciel. Il ne rêve pas de grandeur, d'envol, de gloire. Il laisse les rêves aux autres. Il veut être aimé. Il veut faire le bien. Offrir quelque chose à ce monde qu'Antonio, son ami, a quitté à jamais.
L'expérience du vertige n'est pas la peur de tomber mais le désir de sauter.
A ceux qui l'écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous.
Mais la plupart du temps, il ne disait rien.
Nous sommes le 4 février 1912. Un homme s'élance dans le vide du premier étage de la tour Eiffel devant une trentaine de personnes, des journalistes, des policiers et des badauds. Il ne survivra pas.
Il avait trente-trois ans et s'appelait Franz Reichelt. Tout le monde l'avait mis en garde lorsqu'il a informé ses proches de son intention de tester lui-même, en remplacement d'un mannequin, ce qu'il espérait être le premier "costume-parachute-d'aviateur", un costume qui une fois déployé, ressemblait aux ailes d'une chauve-souris.
Il avait déposé son brevet d'invention en règle, avait reçu l'autorisation de sauter mais il sera le premier mort en direct capté par une caméra.
L'envie de créer cet étrange costume lui est venue après que son ami Antonio Fernandez se soit tué, laissant derrière lui une veuve et un bébé nouveau-né. Il n'avait pas pu s'extraire à temps de son avion.
Franz était un homme discret, peu expansif sur ses émotions. Ses motivations pour aller au bout de son projet ne sont en rien égoïstes, bien au contraire : il veut offrir sa découverte à ceux qu'il aime !
Fasciné par cet exploit qui a viré au drame, l'auteur a voulu se pencher sur la vie de cet homme venu de Bohême qui exerçait au début de sa vie, le métier de tailleur pour dames. Il a voulu comprendre pourquoi cette passion l'avait pris au point de tourner à l'obsession.
Le lecteur découvre tout de la vie de Franz : sa vie amoureuse, ses amis, ses tourments. Il s'immerge dans le Paris de l'époque, se rend à la rue Gaillon dans le quartier de l'Opéra où cet homme vivait une vie discrète de labeur.
Car l'auteur avec beaucoup de talent, fait revivre sous nos yeux le début du XXe siècle, les belles robes et la dentelle, le Paris poétique et cette fabuleuse tour Eiffel qui aurait du être démontée mais est toujours là aujourd'hui.
Voilà un petit livre tendre et pudique qui nous parle de passion, de folie, de ce qui pousse les hommes à vouloir se surpasser, à trouver un sens à leur vie, à croire que c'est ce que les autres attendent d'eux, alors que souvent, il n'en est rien.
C'est un livre émouvant et poétique, où les objets ont une place discrète mais non moins importante : la robe de taffetas gris ramenée de son pays natal et exposée dans la vitrine, la fontaine du parc où il va se ressourcer, le petit parachute en bouchon qu'il a fabriqué pour Alice, la petite fille de son employée qui croit en lui.
Le roman alterne deux voix, celle du récit de la vie de Franz et en italique celle de l'auteur qui le tutoie et nous explique comment il a été fasciné par les images de son saut dans le vide, puis comment il a appris à le comprendre, et le lien qui peu à peu se fait dans son esprit, avec ses propres êtres aimés.
En effet, hanté par les images du film retraçant la chute (ce film peut être visionné sur youtube si vous le désirez) et ce qu'il apprend sur ce passionné, l'auteur mêle avec beaucoup de délicatesse, la vie réelle de Franz Reishelt et sa propre vie, se souvenant de ses propres disparus qui eux aussi se sont un jour envolés tout comme les aviateurs et aventuriers de l'époque qui n'ont eu de cesse de vouloir tester leurs inventions au péril de leur vie.
Par petites touches, l'auteur nous pousse à retrouver nos envolés, à penser à leurs rêves qui ne sont plus, à ce qu'ils ont été pour nous ou pour nos ancêtres, et nous permet de renouer en douceur à notre propre histoire personnelle. Voilà pourquoi ce livre nous va droit au cœur.
C'est un premier roman à découvrir.
Prix Goncourt du Premier roman en 2022.
Un grand merci à Emma qui l'a présenté ICI sur son blog, à la blogueuse de T Livres ? T Art ? ICI dont je ne connais pas le prénom (ou le surnom) , ou encore à celle de Notre jardin des Livres ICI. Merci à toutes les trois de m'avoir donné envie de découvrir ce roman.
A lire pour compléter ma chronique l'article ci-dessous très intéressant.
Les envolés, le premier roman d'Étienne Kern : vertiges de l'oubli
Étienne Kern, Les envolés. Gallimard, 160 p., 16 € La rentrée littéraire française est, entre autres, ce moment où se multiplient les biographies plus ou moins romancées d'un personnage hi...
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/09/16/vertiges-oubli-kern/
Elle aimait la manière qu'il avait de vous regarder, sans vous juger, comme si votre seule présence était une joie.
Un jour il rentrerait chez lui. Il n'était pas le sien, ce monde où les toits, les façades vous dérobent la vue du ciel. Il passerait la porte un soir d'automne, traverserait ce qu'il y a à traverser, longerait des fleuves, parviendrait au village, secouerait la poussière de ses pieds et s'offrirait, vulnérable et radieux, aux regards de ceux qu'il avait quittés.
Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux.